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Rincevent hocha la tête comme une marionnette et pointa un doigt chargé vers le plafond qui fondit comme neige au chalumeau.

Le grondement continuait toujours, il envoyait ses harmoniques inquiétantes valser dans tout le palais. Détail bien connu, il existe des fréquences qui déclenchent la panique, d’autres des incontinences gênantes, mais la roche en vibration émettait la fréquence qui pousse la réalité à se liquéfier et à s’écouler dans les coins.

Nijel considéra le plafond dégoulinant et le goûta prudemment.

« De la crème au citron vert, dit-il avant d’ajouter : J’imagine que des escaliers, c’est trop demander, n’est-ce pas ? »

Du feu fulgura à nouveau des doigts meurtris de Rincevent et se solidifia en un escalator quasi parfait, sauf qu’aucun autre dans tout l’univers ne devait avoir des marches en peau d’alligator.

Nijel attrapa le mage qui tournait doucement sur lui-même et sauta sur l’escalier roulant.

Heureusement ils étaient arrivés en haut lorsque la magie disparut, d’un coup.

Jaillie au centre du palais, dressée au milieu des toits éclatés comme un champignon qui aurait crevé un vieux trottoir, leur apparut une tour blanche plus grande que tous les édifices d’Al Khali.

D’immenses doubles portes s’étaient ouvertes à sa base, par où des dizaines de mages sortaient à grands pas comme si les lieux leur appartenaient. Rincevent crut reconnaître quelques visages, des visages qu’il avait déjà vus vaguement ânonner dans des amphithéâtres ou poser un regard aimable et interrogateur sur le monde depuis le parc de l’Université. Ce n’étaient pas des visages faits pour le mal. Ils n’avaient pas de crocs qui leur pointaient de la bouche. Mais ils avaient en commun une expression qui aurait terrifié tout observateur.

On tira Nijel derrière un mur voisin. Il se retrouva les yeux dans les yeux avec un Rincevent inquiet.

« Hé, c’est de la magie !

— Je sais, fit le mage. Ça n’est pas normal ! » Nijel leva la tête et scruta la tour étincelante.

« Mais…

— Je sens que ça n’est pas normal, dit Rincevent. Ne me demande pas pourquoi. »

Une demi-douzaine de gardes du Sériph firent irruption par une porte voûtée et se précipitèrent vers les mages dans une ruée d’autant plus sinistre qu’ils gardaient leur effrayant silence de combat. L’espace d’un instant les épées étincelèrent à la lumière du soleil, puis deux mages pivotèrent, tendirent les mains et…

Nijel détourna le regard.

« Beurk » fit-il.

Quelques épées recourbées tombèrent sur les pavés.

« Je crois qu’on devrait filer en douce, dit Rincevent.

— Mais vous n’avez pas vu en quoi ils viennent de les changer ?

— En cadavres, répondit Rincevent. Je sais. Je ne veux pas y penser. »

Nijel se dit qu’il y repenserait toujours, lui, surtout les nuits de grand vent vers les trois heures du matin. La magie a la particularité d’être beaucoup plus inventive pour tuer que, disons, l’acier ; elle offre toutes sortes de nouvelles façons de mourir, et le jeune héros n’arrivait pas à chasser de sa tête les formes qu’il avait aperçues fugitivement avant que la giclée miséricordieuse de feu octarine ne les ait englouties.

« Je ne voyais pas les mages comme ça, dit-il tandis qu’ils enfilaient en hâte un couloir. Je les voyais plus… ben, plus bêtes que méchants. Comme qui dirait des rigolos.

— Prends ça à la rigolade, alors, marmonna Rincevent.

— Mais ils les ont tués, sans même…

— J’aimerais que tu arrêtes ça. J’ai vu comme toi. »

Nijel fit un pas en arrière. Ses yeux s’étrécirent.

« Vous êtes un mage, vous aussi, fit-il, accusateur.

— Pas de ce genre-là, non, dit sèchement Rincevent.

— De quel genre, alors ?

— Du genre qui ne tue pas.

— C’est leur façon de les regarder comme si ça n’avait pas d’importance… insista Nijel en secouant la tête. C’était ça le pire.

— Oui. »

Rincevent fit claquer la syllabe comme un coup de ciseau sur le fil des pensées de Nijel. Le jeune homme frémit mais en tout cas se tut. Rincevent se surprit à le plaindre, réaction très inhabituelle : il se gardait d’ordinaire toute sa compassion pour son usage personnel.

« C’est la première fois que tu vois quelqu’un se faire tuer ? demanda-t-il.

— Oui.

— Depuis quand tu es un héros barbare, exactement ?

— Euh… Quelle année on est ? »

Rincevent risqua un coup d’œil à un angle, mais les Klatchiens encore debout étaient bien trop occupés à paniquer pour se soucier d’eux.

« Que tu roules ta bosse, alors ? fit-il d’une voix calme. Tu as perdu la notion du temps ? Je sais ce que c’est. On est dans l’Année de la Hyène.

— Oh. Dans ce cas, à peu près… – les lèvres de Nijel remuèrent en silence – … à peu près trois jours. Dites, ajouta-t-il aussitôt, comment peut-on tuer comme ça ? Sans même y penser ?

— Je ne sais pas, répondit Rincevent d’une voix qui laissait entendre qu’il réfléchissait là-dessus.

— Je veux dire, même quand le vizir m’a fait jeter dans la fosse au serpent, il avait au moins l’air de s’intéresser.

— C’est bien. Tout le monde devrait avoir un intérêt dans la vie.

— Je veux dire, il a même ri.

— Ah. Le sens de l’humour, aussi. »

Rincevent avait l’impression de voir son avenir avec la même clarté cristalline qu’un homme chutant d’une falaise voit le sol, et pour des raisons à peu près identiques. Aussi, lorsque Nijel reprit : « Ils ont juste pointé leur doigt, sans même…» il cracha : « La ferme, tu veux ? Ça me fait quoi, d’après toi ? Moi aussi, je suis mage !

— Oui, ben, alors vous n’avez pas à avoir peur, vous », marmotta Nijel.

Ce n’était pas un coup puissant, parce que même furieux Rincevent avait toujours des muscles comme du tapioca, mais il atteignit Nijel par le travers de la tête et l’envoya à terre, plus par surprise que par l’énergie déployée.

« Oui, je suis mage, parfaitement ! siffla Rincevent. Un mage pas très bon en magie ! J’ai réussi à survivre jusqu’à aujourd’hui en n’étant pas assez important pour mourir ! Et quand tous les mages seront craints et détestés, combien de temps je vais durer, à ton avis ?

— C’est absurde ! »

Rincevent n’aurait pas été plus décontenancé si Nijel l’avait frappé.

« Quoi ?

— Idiot ! Tout ce que vous avez à faire, c’est de ne plus porter cette robe ridicule, de vous débarrasser de ce chapeau grotesque, et personne ne saura que vous êtes mage ! »

Rincevent ouvrit et referma plusieurs fois la bouche, vivante image d’un poisson rouge s’efforçant de saisir le concept des claquettes.

« Ne plus porter la robe ? fit-il.

— Bien sûr. Toutes vos paillettes miteuses et le reste, vous vous trahissez tout seul, répondit Nijel qui se remettait péniblement debout.

— Me débarrasser du chapeau ?

— Admettez que se promener avec le mot MAJE écrit dessus, c’est quand même un peu voyant. »

Rincevent lui sourit d’un air inquiet.

« Je regrette, dit-il, je ne te suis pas bien…

— Faut vous en défaire. C’est facile, non ? Vous les abandonnez quelque part et vous devenez un… un… ben, ce que vous voulez. Sauf un mage. »

Il y eut une pause, uniquement troublée par les bruits de combat au loin.

« Euh, fit Rincevent qui secoua la tête. Là, je ne te suis pas…

— Bon sang, c’est pourtant simple à comprendre !

— … Pas sûr de bien saisir où tu veux en venir… murmura Rincevent, la figure affreusement en sueur.