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— Vous pouvez arrêter d’être mage. »

Les lèvres de Rincevent remuèrent en silence tandis qu’il se repassait chaque mot un à un, puis tous ensemble.

« Quoi ? fit-il, puis : Oh.

— Ça y est ? Vous voulez que je reprenne ? »

Rincevent hocha sombrement la tête.

« Tu ne comprends pas, je crois. On n’est pas mage par ce qu’on fait, on est mage, c’est tout. Si moi, je ne l’étais pas, je ne serais rien. » Il ôta son chapeau et tripota nerveusement l’étoile mal fixée à la pointe ; quelques autres paillettes de pacotille en profitèrent pour prendre le large.

« Je veux dire, il y a « mage » d’écrit sur mon chapeau, fit-il. C’est très important…»

Il s’arrêta et contempla le couvre-chef.

« Chapeau, dit-il d’un air vague, conscient d’un souvenir importun qui se pressait le nez contre les carreaux de son esprit.

— C’est un bon chapeau, fit Nijel qui sentait qu’on attendait quelque chose de lui.

— Chapeau, répéta Rincevent avant de s’exclamer : Le chapeau ! Faut récupérer le chapeau !

— Vous l’avez, le chapeau, remarqua Nijel.

— Pas ce chapeau-là, l’autre. Et Conina ! »

Il fit quelques mètres au hasard dans un couloir, puis revint à pas feutrés.

« On est où, d’après toi ? demanda-t-il.

— Qui ça ?

— J’ai un chapeau magique à retrouver. Et une fille.

— Pourquoi ?

— Ça serait plutôt difficile à expliquer. À mon avis, on risque d’entendre des cris et des grincements de dents. »

Nijel n’avait guère de menton, mais le peu qu’il avait, il le releva.

« Il y a une fille à sauver ? » demanda-t-il d’un air résolu.

Rincevent hésita. « Il y aura sûrement quelqu’un à sauver, reconnut-il. Ça pourrait être elle. En tout cas dans son voisinage.

— Pourquoi vous ne le disiez pas ? Voilà qui est mieux, ce que j’attendais. C’est ça, l’héroïsme. Allons-y ! »

Il y eut une autre déflagration suivie de hurlements.

« Où ça ? fit Rincevent.

— N’importe où ! »

Les héros ont d’ordinaire la faculté de se précipiter comme des fous dans des palais qui s’écroulent et qu’ils connaissent à peine, de sauver tout le monde et d’en ressortir juste avant que le bâtiment n’explose ou ne s’enfonce dans le marais. Nijel et Rincevent, eux, visitèrent les cuisines, des salles du trône de différentes dimensions, les écuries (deux fois) et ce qui parut au mage plusieurs kilomètres de couloirs. De temps en temps des groupes de gardes noirs les croisaient à toute allure sans même leur accorder plus d’un regard.

« C’est ridicule, fit Nijel. Pourquoi on ne demande pas à quelqu’un ?… Vous allez bien ? »

Rincevent, la respiration sifflante, s’appuya contre un pilier orné de sculptures osées. « Tu pourrais attraper un garde et le torturer pour obtenir le renseignement », dit-il en aspirant de grandes goulées d’air. Nijel posa sur lui un drôle de regard.

« Attendez-moi là », dit-il. Et il s’éloigna nonchalamment jusqu’à ce qu’il trouve un serviteur qui pillait consciencieusement un placard.

« Excusez-moi, fit-il, c’est de quel côté, le harem ?

— Troisième porte à gauche, répondit l’homme sans même tourner la tête.

— D’accord. »

Il revint du même pas et informa Rincevent.

« Oui, mais tu l’as torturé ?

— Non.

— Pas très barbare de ta part, hein ?

— Ben, je m’y mets, fit Nijel. Vous voyez, je ne lui ai pas dit merci. »

Trente secondes plus tard ils écartaient un lourd rideau de perles et pénétraient dans le sérail du Sériph d’Al Khali.

Il y avait là de magnifiques oiseaux chanteurs dans des cages de filigrane d’or. Des fontaines gazouillantes. Des pots d’orchidées rares parmi lesquelles voletaient des colibris comme de tout petits joyaux brillants. Et une vingtaine de femmes, qui portaient de quoi vêtir au maximum une demi-douzaine d’entre elles, se blottissaient les unes contre les autres en un bloc silencieux.

Rincevent ne s’intéressa à rien de tout ça. Ce qui ne veut pas dire que le spectacle de plusieurs dizaines de centimètres carrés de hanches et de cuisses dans toutes les nuances allant du rose au noir d’ébène ne souleva pas certains remous dans les crevasses de sa libido, mais ils furent noyés dans le raz-de-marée de panique que provoqua la vue de quatre gardes qui se tournaient vers lui, le cimeterre à la main et une lueur de meurtre dans l’œil.

Sans hésiter le mage fit un pas en arrière. « À toi, l’ami, dit-il.

— D’accord ! »

Nijel tira l’épée et la brandit devant lui, les bras tremblants sous l’effort.

Il y eut quelques secondes de silence absolu tandis que chacun attendait la suite des événements. C’est alors que Nijel poussa le cri de guerre que Rincevent se rappellerait pour le restant de ses jours : « Hem, fit-il, excusez-moi…»

* * *

« Je trouve ça dommage », dit un petit mage.

Les autres se turent. C’était effectivement dommage, une honte même, et tous sans exception entendaient le gémissement coupable qui leur brûlait l’épine dorsale. Mais, par une étrange alchimie de l’âme, comme il arrive si souvent, la culpabilité les rendait arrogants et téméraires.

« Vous allez la fermer, oui ? » fit le chef provisoire. Il s’appelait Benado Sconnar, mais il y a ce soir on ne sait quoi dans l’air pour laisser entendre que ça ne vaut pas la peine de retenir son nom. L’atmosphère est lugubre, lourde, peuplée de fantômes.

L’Université Invisible n’est pas vide, il n’y a plus personne dedans, voilà tout.

Mais bien sûr les six mages qu’on a envoyés incendier la bibliothèque n’ont pas peur des fantômes, parce qu’ils sont tellement chargés de magie qu’ils bourdonnent pratiquement en marchant, qu’ils portent des robes plus somptueuses que n’en a jamais porté aucun Archichancelier, que leurs chapeaux pointus sont plus pointus que tous ceux vus à ce jour, et que s’ils se tiennent autant serrés les uns contre les autres, c’est pure coïncidence.

« Il fait drôlement noir là-dedans, nota le plus petit.

— Il est minuit, répliqua sèchement Sconnar, et le seul danger là-dedans, c’est nous. Pas vrai, les gars ? »

Un chœur de vagues murmures lui répondit. Ils craignaient tous Sconnar, dont la rumeur disait qu’il pratiquait des exercices de pensée positive.

« Et on n’a pas peur de quelques vieux bouquins, hein, les gars ? » Il regarda le petit mage de travers. « Vous n’avez pas peur, hein ? ajouta-t-il rudement.

— Moi ? Oh. Non. Bien sûr que non. Ce n’est que du papier, comme il a dit, s’empressa de répondre l’interpellé.

— Bon, alors.

— Il y en a quatre-vingt-dix mille, remarquez, fit un autre mage.

— On m’a toujours dit qu’on n’en voyait pas la fin, renchérit encore un autre. C’est une histoire de dimensions, on m’a dit, comme la partie supérieure du… vous savez, là, le machin qui reste surtout sous l’eau…

— L’hippopotame ?

— L’alligator ?

— L’océan ?

— Écoutez, fermez-la, vous tous ! » brailla Sconnar. Il hésita. Les ténèbres avaient l’air d’absorber le son de sa voix. Elles emplissaient l’espace comme des plumes.

Il se ressaisit un peu.

« Bon, d’accord », dit-il, et il se retourna vers les portes sévères de la bibliothèque.

Il leva les mains, exécuta quelques gestes compliqués durant lesquels ses doigts – on en avait les larmes aux yeux de le voir faire – donnèrent l’impression de se passer les uns à travers les autres, et il réduisit les battants en sciure.