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Les vagues de silence déferlèrent à nouveau pour étouffer le bruit des copeaux tombant par terre.

Aucun doute, les portes étaient pulvérisées. Quatre malheureux gonds pendouillaient en tremblant au chambranle, et un amas de bancs et d’étagères en morceaux gisait au milieu des débris. Même Sconnar fut un peu surpris.

« Et voilà, dit-il. Pas plus difficile que ça. Vous voyez ? Il ne m’est rien arrivé. Pas vrai ? »

Frottements de souliers à bouts recourbés. L’obscurité au-delà de la porte s’enluminait de la lueur douloureuse pour les yeux des radiations thaumaturgiques dues aux particules de possibilité dépassant la vitesse de la réalité dans un puissant champ magique.

« Bon, fit joyeusement Sconnar, qui aimerait avoir l’honneur d’allumer le feu ? »

Dix secondes de silence plus tard il reprit : « Dans ce cas, je vais m’en charger moi-même. Franchement, je ferais aussi bien de parler à un mur. »

Il enjamba le seuil et se hâta vers la petite tache de lumière stellaire qui tombait du dôme de verre loin au-dessus du centre de la bibliothèque. (Quoique, bien sûr, on ait toujours beaucoup débattu sur la topographie précise des lieux ; les fortes concentrations de magie distordent le temps et l’espace, et il reste possible que la bibliothèque n’ait même pas de bords ; alors un centre…)

Il tendit les bras.

« Là. Vous voyez ? Il ne s’est absolument rien passé. Venez, maintenant. »

Les autres mages obéirent, avec grande réticence et une tendance à baisser la tête lorsqu’ils franchirent le seuil forcé.

« D’accord, fit Sconnar avec une certaine satisfaction. Bon, est-ce que tout le monde a bien ses allumettes comme prévu ? Le feu magique ne prendra pas, pas sur ces livres-là, alors je veux que tout le monde…

— Quelque chose a bougé là-haut », le coupa le plus petit mage.

Sconnar battit des paupières. « Quoi ?

— Quelque chose a bougé dans le dôme, répéta l’autre qui ajouta en manière d’explication : Je l’ai vu. »

Sconnar leva la tête, les yeux plissés, vers les ombres déroutantes et décida de faire montre d’un peu d’autorité.

« Balivernes », fit-il vivement. Il sortit une poignée d’allumettes jaunes nauséabondes et ordonna : « Maintenant, je veux que vous entassiez tous…

— Je l’ai vraiment vu, vous savez, insista le petit mage d’un air boudeur.

— D’accord, vous avez vu quoi ?

— Ben, je ne suis pas tout à fait…

— Vous ne savez pas, hein ? cracha Sconnar.

— J’ai vu quelque ch…

— Vous ne savez pas ! répéta Sconnar. Vous ne voyez que des ombres, vous essayez seulement de saper mon autorité, c’est ça ? » Sconnar hésita, et son regard se ternit un instant. « Je suis calme, psalmodia-t-il. Je suis parfaitement maître de moi. Je ne vais pas me laisser…

— C’était…

— Écoute, ras-du-cul, tu vas me fermer, ton clapet, d’accord ? »

L’un des autres mages, qui regardait en l’air pour dissimuler son embarras, eut une petite toux étranglée.

« Euh, Sconnar…

— Et c’est valable pour vous aussi ! » Sconnar se hérissa de toute sa hauteur et brandit les allumettes.

« Comme je disais, fit-il, je veux que vous me grattiez ces allumettes et… Je suppose qu’il va falloir que je vous montre comment on gratte une allumette, je dis ça pour l’autre ras-du-cul – et je ne suis pas de l’autre côté de la fenêtre, vous savez. Bon sang. Regardez-moi. Vous prenez une allumette…»

Il en gratta une, l’obscurité fleurit en une boule de lumière blanche sulfureuse, et le bibliothécaire lui tomba dessus comme s’il descendait tout droit de l’Homme.

Ils connaissaient tous le bibliothécaire, de cette façon à la fois précise et diffuse dont on connaît les murs, les parquets et tous les autres décors secondaires mais nécessaires de la scène où se joue la vie. Pour ceux qui se souvenaient de lui, c’était un léger soupir ambulant, assis sous un bureau à réparer des livres ou errant sur ses phalanges parmi les rayonnages à la recherche des fumeurs clandestins. Le mage assez imprudent pour risquer une roulée en douce ne se doutait de rien jusqu’à ce qu’une main de cuir souple se lève et lui retire la sèche incriminée, mais le bibliothécaire ne faisait jamais d’histoires, il prenait seulement un air extrêmement peiné, affligé par cette triste affaire, puis il boulottait le mégot.

Mais ce qui essayait maintenant à toute force de dévisser la tête de Sconnar par les oreilles, c’était un cauchemar hurlant aux babines retroussées sur de longs crocs jaunes.

Les mages terrifiés pivotèrent pour s’enfuir et se cognèrent dans des étagères qui bloquaient inexplicablement les allées. Le plus petit glapit, roula sous une table chargée d’atlas et se coucha, les mains sur les oreilles pour ne pas entendre les bruits épouvantables qui lui parvenaient tandis que ses collègues cherchaient à s’échapper.

Enfin le silence retomba, mais le silence particulier, retentissant, que produit quelque chose qui se déplace très furtivement, comme en chasse. Terrorisé, le petit mage en mâcha la pointe de son chapeau.

Le chasseur silencieux le saisit par la jambe et le tira doucement mais fermement hors de son abri ; le malheureux bredouilla un peu, les paupières closes, puis, lorsque des dents effrayantes manquèrent se planter dans sa gorge, il risqua un bref coup d’œil.

Le bibliothécaire le souleva par la peau du cou et le tint suspendu d’un air songeur à trente centimètres au-dessus du sol, juste hors de portée d’un petit terrier à poils blancs plus tout jeune qui essayait de se rappeler comment mordre les chevilles des gens.

« Euh…» fit le mage qui fut alors projeté par la porte défoncée en une trajectoire presque rectiligne qu’interrompit brutalement le carrelage.

Au bout d’un moment, une ombre près de lui lança : « Bon, eh ben, voilà. Quelqu’un a vu ce connard de Sconnar ? »

Et une forme de l’autre côté : « Je crois que je me suis brisé le cou.

— Qui c’est, là ?

— Ce connard, fit la forme d’une voix mauvaise.

— Oh. Pardon, Sconnar. »

Sconnar se remit debout ; une aura magique découpait maintenant sa silhouette. Il tremblait de rage lorsqu’il leva les mains. « Je vais lui apprendre, moi, à ce sale dégénéré, à respecter ses supérieurs dans l’évolution… gronda-t-il.

— Attrapez-le, les gars ! »

Et Sconnar reprit contact avec le carrelage, sous le poids des cinq autres mages.

« On regrette, mais…

— … vous savez que si vous vous servez…

— … de la magie près de la bibliothèque, avec toute celle déjà dedans…

— … à la moindre anicroche, il se produit une masse critique et alors…

— Bang ! Bonne nuit, le monde ! »

Sconnar grogna. Les mages assis sur lui jugèrent malavisé de se lever pour l’instant.

Il finit par reconnaître : « D’accord. Vous avez raison. Merci. C’était une erreur de me mettre en colère comme ça. M’a obscurci le jugement. L’objectivité avant tout. Vous avez absolument raison. Merci. Tirez-vous. »

Ils prirent le risque. Sconnar se releva.

« Ce singe, dit-il, a mangé sa dernière banane. Allez me chercher…

— Euh. Anthropoïde, Sconnar, fit le petit mage, incapable de se retenir. C’est un anthropoïde, vous voyez. Pas un singe…»

Il se décomposa sous le regard fixe de l’autre.

« Qu’est-ce que ça peut faire ? Singe, anthropoïde, quelle différence ? fit Sconnar. Quelle différence, hein, môssieur le zoologiste ?