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Rincevent les observa un moment. Les corbeaux de l’Université, c’étaient des durs à cuire. Il leur en fallait beaucoup pour les impressionner.

Par ailleurs…

… le ciel était d’un bleu pâle teinté d’or, et quelques volutes de nuage duveteux s’éclairaient de rose dans la lumière du jour qui se rallongeait. Les châtaigniers centenaires de la cour étaient en pleine floraison. Par une fenêtre ouverte s’échappaient les notes de musique d’un mage qui travaillait son violon, plutôt mal. Rien d’alarmant dans tout ça.

Rincevent s’appuya contre le mur chaud. Et poussa un cri.

Le bâtiment tremblait. Le mage sentait des vibrations lui passer dans les mains et lui remonter le long des bras, une faible sensation rythmique juste à la bonne fréquence pour exprimer une terreur irrépressible. Même les pierres avaient la trouille.

Il baissa les yeux en entendant un petit tintement. Une plaque d’égout ornementale bascula en arrière et l’un des rats de l’Université passa ses moustaches au-dehors. Il jeta à Rincevent un coup d’œil affolé quand il s’extirpa du trou et fila devant lui en flèche, suivi de dizaines de ses congénères. Certains portaient des vêtements, mais c’était chose courante à l’Université, où la haute teneur en magie résiduelle avait d’étranges effets sur les gènes.

Rincevent regarda à la ronde et vit d’autres torrents de corps gris quitter l’Université par toutes les gouttières et s’écouler vers le mur extérieur. Le lierre près de son oreille bruissa et une bande de rats effectua une série de sauts de la mort jusque sur son épaule avant de se laisser glisser à bas de sa robe. Ceci dit, ils l’ignorèrent complètement mais, une fois encore, c’était chose parfaitement courante. La plupart des êtres vivants ignoraient Rincevent.

Il fit demi-tour, rentra à toutes jambes dans l’Université, ses robes lui claquant autour des genoux, et ne s’arrêta que devant le cabinet de l’intendant. Il cogna à coups redoublés sur la porte qui s’ouvrit en grinçant.

« Ah. C’est, hem… Rincevent, hein ? fit l’intendant sans grand enthousiasme. C’est à quel sujet ?

— On coule ! »

L’intendant le fixa un moment. Il s’appelait Duzinc. Grand, filiforme, il donnait l’impression d’avoir été cheval dans des vies antérieures et d’y avoir échappé d’un crin dans celle-ci. Il donnait aussi toujours l’impression de regarder les gens avec ses dents.

« On coule ?

— Oui. Tous les rats nous quittent ! »

L’intendant le fixa encore une fois.

« Entrez, Rincevent », l’invita-t-il, aimable. Rincevent le suivit dans la pièce sombre et basse jusqu’à la fenêtre de l’autre côté. Elle ouvrait sur les jardins qui descendaient vers le fleuve dont le cours suintait tranquillement vers la mer.

« Vous n’avez pas… hem, forcé la dose ? fit l’intendant.

— La dose de quoi ? répondit Rincevent, l’air coupable.

— C’est une construction en dur, vous comprenez », dit l’intendant. À l’instar de la plupart des mages en présence d’un mystère, il entreprit de se rouler une cigarette. « Pas un navire. Ça se voit à certains détails, vous savez. Pas de marsouins qui batifolent à la proue, absence de fonds de cale, tout ça. Les risques de sombrer sont réduits. Sinon… hem, il ne nous resterait plus qu’à embarquer dans les cabanes à outils et à gagner le rivage à la rame. Hein ?

— Mais les rats…

— Un bateau de grain dans le port, j’imagine. Un quelconque rituel… hem, de printemps.

— Je suis sûr d’avoir aussi senti les murs trembler », dit Rincevent avec une ombre d’hésitation. Ici, dans cette pièce au calme, devant le feu qui crépitait dans l’âtre, tout ça perdait de sa réalité.

« Une secousse sismique passagère. La Grande A’Tuin qui a eu le hoquet… hem, peut-être. Faudrait… hem, vous ressaisir. Vous n’avez pas bu, hein ?

— Non.

— Hem. Ça vous dirait ? »

Duzinc s’approcha à pas feutrés d’un petit meuble de chêne foncé et sortit deux verres qu’il remplit au cruchon d’eau.

« En général, je réussis mieux le sherry à cette heure de la journée, dit-il, et il étendit les mains au-dessus des verres. Dites… hem, vous voulez quoi… sec ou doux ?

— Hem, non, merci, fit Rincevent. Vous avez peut-être raison. Je crois que je vais aller me reposer un peu.

— Bonne idée. »

Rincevent s’enfonça au hasard dans la fraîcheur des couloirs de pierre. De temps en temps il touchait le mur, paraissait écouter puis secouait la tête.

Alors qu’il traversait une nouvelle fois la cour, il vit une nappe de souris passer en masse par-dessus un balcon et trottiner en direction du fleuve. Le sol sur lequel elles couraient avait l’air de bouger, lui aussi. Lorsque Rincevent y regarda de plus près, il s’aperçut qu’il était recouvert de fourmis.

Il ne s’agissait pas de fourmis ordinaires. Des siècles de fuites de magie dans les murs de l’Université avaient eu de drôles d’effets sur les insectes. Certaines tiraient de toutes petites charrettes, d’autres chevauchaient des scarabées, mais toutes vidaient les lieux aussi vite que possible. L’herbe de la pelouse ondulait à leur passage.

Il leva la tête lorsqu’un vieux matelas de toile rayée s’extirpa d’une fenêtre d’étage et s’écrasa sur les dalles en dessous. Après une brève pause, apparemment pour reprendre son souffle, il décolla légèrement du sol. Puis il se mit à flotter délibérément au ras de la pelouse et fonça sur Rincevent qui parvint de justesse à bondir hors de sa route. Le mage entendit des pépiements aigus et eut la vision fugitive de milliers de petites pattes décidées sous le tissu ventru avant qu’il ne disparaisse en trombe. Même les punaises de lit déménageaient et, au cas où elles ne trouveraient pas de logements aussi confortables ailleurs, elles prenaient leurs précautions. L’une d’elles lui adressa un signe et lui couina un bonjour.

Rincevent recula ; il buta des mollets contre quelque chose et son sang se glaça. Un banc de pierre. Il l’observa un instant. Le banc n’avait pas l’air pressé de partir. Il s’y assit avec reconnaissance.

Il y a sûrement une explication naturelle, songeait-il. Ou une explication surnaturelle parfaitement normale, en tout cas.

Des raclements le firent tourner le regard de l’autre côté de la pelouse.

Il n’y avait pas d’explication naturelle à ça. Avec une lenteur incroyable, glissant le long des parapets et des gouttières dans un silence total en dehors du grattement occasionnel de la pierre sur la pierre, les gargouilles quittaient le toit.

Dommage que Rincevent n’ait jamais vu de mauvais arrêts sur image, il aurait alors su précisément comment décrire ce qu’il avait sous les yeux. Les créatures ne se déplaçaient pas exactement mais arrivaient à progresser par une succession rapide de tableaux vivants ; elles passèrent cahin-caha devant lui, en une procession famélique de becs, de crinières, d’ailes, de griffes et de fientes de pigeons.

« Qu’est-ce qui se passe ? » glapit-il.

Une chose à figure de gobelin, corps de harpie et pattes de poulet tourna la tête par saccades brèves et parla d’une voix qui rappelait un péristaltisme de montagne (mais l’effet de résonance grave était mal rendu parce qu’elle ne pouvait évidemment pas fermer la bouche).

Elle dit : « Un ourhelier arrihe ! Uyez ou ou êtes un honne nort !

— Je vous demande pardon ? » fit Rincevent. Mais la chose était déjà passée et traversait tant bien que mal l’antique pelouse[4].

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4

Le sillon que laissèrent les gargouilles en fuite amenèrent le jardinier en chef de l’Université à mordre son râteau et fut à l’origine de la citation célèbre : « Comment on obtient une pelouse comme ça ? On la tond, on la passe au rouleau, puis une bande de saligauds débarque et marche dessus. »