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— Je ne sais pas, Sconnar, répondit humblement le mage. Je crois que c’est une histoire de classification.

— La ferme.

— Oui, Sconnar.

— Espèce d’affreux nabot », fit Sconnar.

Il se retourna et ajouta, d’une voix aussi égale qu’une lame de scie : « Je suis parfaitement maître de moi. J’ai la tête aussi froide qu’un mammouth épilé. Mon intellect a pris le dessus. Lequel d’entre vous était assis sur ma figure ? Non, je ne dois pas me mettre en colère. Je ne suis pas en colère. Je pense positif. Mes facultés tournent à plein régime… Y en a qui veulent discuter ?

— Non, Sconnar, répondirent-ils en chœur.

— Alors ramenez-moi une douzaine de barils d’huile et tout le petit bois que vous trouverez ! On va se le frire, l’anthropoïde ! »

Des hauteurs du toit de la bibliothèque, domaine des chouettes, chauves-souris et consorts, parvinrent un cliquetis de chaînes et un tintement de verre qu’on brisait aussi respectueusement que possible.

* * *

« Ils n’ont pas l’air très inquiets, fit Nijel, légèrement offensé.

— Comment te dire ? répliqua Rincevent. Quand on en viendra à dresser la liste universelle des Grands Cris de Guerre, « euh, excusez-moi » n’y figurera pas. »

Il fit un pas de côté. « Je ne suis pas avec lui, dit-il sérieusement à un garde tout sourire. Je viens juste de le rencontrer. Dans une fosse. » Il gloussa. « Ce genre de truc m’arrive à tout bout de champ », expliqua-t-il.

Les gardes le fixaient sans le voir.

« Hem, fit-il.

« Bon », ajouta-t-il.

Il revint en crabe auprès de Nijel.

« Tu es bon à l’épée ? »

Sans quitter les gardes des yeux, Nijel fourragea dans son sac et tendit le livre à Rincevent.

« J’ai lu tout le chapitre trois, dit-il. Y a des illustrations. »

Rincevent tourna les pages froissées. À force d’avoir été manipulées sans ménagement, on aurait pu les battre comme des cartes à jouer, mais ce qui avait jadis dû tenir lieu de couverture affichait une gravure sur bois plutôt médiocre d’un homme musclé. Il avait des bras comme deux sacs pleins de ballons de foot et, debout, baignait jusqu’aux genoux parmi des femmes langoureuses et une hécatombe d’ennemis, l’air avantageux. À côté de lui on lisait la légende : En 7 jours seuylement je fays de vous un héros barbayre ! En dessous, en caractères légèrement plus petits, s’inscrivait le nom de l’auteur : Cohen le Barbayre. Rincevent trouvait ça plutôt louche. Il avait connu Cohen, et si le vieux arrivait à lire tant bien que mal il n’avait en revanche jamais vraiment maîtrisé l’écriture et signait toujours son nom d’un X qu’il orthographiait d’ordinaire de travers. D’un autre côté, dès qu’il y avait de l’argent en jeu, on le voyait rappliquer en vitesse.

Rincevent considéra encore l’illustration, puis Nijel.

« Sept jours ?

— Ben, je ne lis pas vite.

— Ah, fit Rincevent.

— Et j’ai sauté le chapitre six parce que j’ai promis à ma mère d’en rester au pillage et à la mise à sac tant que je n’ai pas trouvé la fille qui convient.

— Et ce livre-là t’apprend à devenir un héros ?

— Oh, oui. C’est un bon bouquin. » Nijel lui jeta un coup d’œil inquiet. « Il est bien, non ? Ça m’a coûté cher.

— Ben, euh… je pense qu’il vaudrait mieux que tu continues de le potasser, alors. »

Nijel redressa ce que, faute d’un meilleur mot, nous appellerons ses épaules, et agita à nouveau son épée.

« Vous quatre, vous auriez drôlement intérêt de faire gaffe, dit-il, sinon… Attendez une seconde. » Il reprit le livre à Rincevent, feuilleta rapidement les pages, trouva ce qu’il cherchait et poursuivit : « Oui, sinon « les vents glacés du destin mugiront à travers vos squelettes blanchis ! Les légions de l’Enfer noieront vos âmes à vif dans l’acide ». Voilà. Qu’est-ce que vous en dites, vous… excusez-moi un instant… prendrez bien une pomme ? »

Un accord métallique résonna lorsque les quatre hommes dégainèrent leurs épées en harmonie parfaite.

La lame de Nijel ne fut plus qu’une traînée floue. Elle traça un chiffre huit tarabiscoté devant lui, pirouetta par-dessus son bras, sauta d’une main à l’autre dans son dos, parut décrire une double orbite autour de sa poitrine et bondit comme un saumon.

Une ou deux femmes du harem applaudirent spontanément. Même les gardes eurent l’air impressionnés.

« Ça, c’est une triple botte d’orque avec pichenette, annonça fièrement Nijel. J’en ai cassé, des miroirs, pour l’apprendre. Regardez, ils s’arrêtent.

— Ils n’ont jamais rien vu de pareil, j’imagine, dit faiblement Rincevent qui évaluait la distance jusqu’à la porte.

— À mon avis, non.

— Surtout le dernier mouvement, quand l’épée s’est enfoncée dans le plafond. »

Nijel leva la tête. « Marrant, dit-il, chez moi aussi c’était tout le temps pareil. Je me demande ce que je fais de travers.

— Aucune idée.

— Mince alors, je suis désolé », fit Nijel tandis que les gardes semblaient comprendre apparemment que le spectacle était terminé et se rapprochaient pour la curée.

« Ne te fais pas de reproches…» dit Rincevent alors que Nijel levait le bras et tentait vainement de libérer la lame.

« Merci.

— … je les ferai pour toi. »

Rincevent réfléchit à la marche à suivre. Il réfléchit même à la course à suivre. Mais la porte se trouvait trop loin, et de toutes manières, à en juger d’après les bruits, l’ambiance de l’autre côté était tout aussi malsaine.

Une seule solution, donc. Il lui fallait employer la magie.

Il tendit un bras et deux des gardes s’écroulèrent. Il tendit l’autre et les deux suivants s’écroulèrent à leur tour.

Au moment même où il commençait à s’en étonner, Conina enjamba coquettement les corps étendus en se frottant le tranchant des mains.

« J’ai cru que vous n’arriveriez jamais, dit-elle. Qui c’est, votre ami ? »

* * *

Comme on l’a déjà signalé, le Bagage montrait rarement des signes d’émotions, en tout cas d’émotions moins extrêmes que la rage aveugle et la haine, aussi est-il difficile de juger des sentiments qui l’animaient lorsqu’il se réveilla à quelques kilomètres d’Al Khali, renversé sur son couvercle dans un oued asséché, les pattes en l’air.

L’aube venait à peine de poindre que l’atmosphère ressemblait à l’haleine d’un fourneau. Au prix d’un certain nombre de balancements, le Bagage parvint à orienter la plupart de ses pieds dans le bon sens et se livra sur place à une gigue compliquée au ralenti pour en garder aussi peu que possible en contact avec le sable brûlant.

Il n’était pas perdu. Il savait toujours exactement où il se trouvait. Il se trouvait toujours là.

C’est que partout ailleurs semblait provisoirement égaré.

Au bout d’un temps de réflexion, le Bagage se retourna et marcha, très lentement, droit sur un rocher.

Il recula et s’assit, intrigué. Il avait l’impression qu’on l’avait rempli de plumes chaudes et il devinait vaguement les bienfaits de l’ombre et d’une boisson bien fraîche.

Après quelques faux départs il gravit une dune de sable voisine qui lui offrit une vue imprenable sur des centaines d’autres dunes.

Au cœur de son bois, le Bagage était troublé. On l’avait éconduit. On lui avait dit de se casser. On l’avait rejeté. Il avait aussi bu assez d’orakh pour intoxiquer un petit pays.