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S’il est une chose dont un accessoire de voyage ressent avant tout le besoin, c’est appartenir à quelqu’un. Le Bagage se mit en route d’un pas incertain dans le sable brûlant, plein d’espoir.

* * *

« Je ne crois pas qu’on ait le temps pour des présentations, dit Rincevent alors qu’au loin une partie du palais s’écroulait dans un bruit sourd qui ébranla le sol. Faudrait…»

Il s’aperçut qu’il parlait tout seul.

Nijel lâcha l’épée.

Conina s’avança.

« Oh, non », fit Rincevent, mais il était déjà trop tard.

Le monde s’était soudain coupé en deux parties : l’une contenait Nijel et Conina, et l’autre tout le reste. L’air entre le héros et l’héroïne crépita. Dans leur moitié de monde, sans doute, un orchestre jouait au loin, des oiseaux bleus gazouillaient, des petits nuages roses défilaient en trombe dans le ciel, enfin tout ce qui se passe dans ces moments-là. Face à un tel phénomène, de vulgaires palais qui s’écroulent dans le demi-monde d’à côté ne font pas le poids.

« Écoutez, on pourrait peut-être en finir avec les présentations, dit un Rincevent au désespoir. Nijel…

— … le Destructeur… fit Nijel d’un ton rêveur.

— D’accord, Nijel le Destructeur, convint Rincevent qui ajouta : Fils de Hasecroup le…

— Puissant », termina l’autre. Rincevent resta bouche bée, puis haussa les épaules.

« Bah, n’importe, concéda-t-il. En tout cas, voici Conina. Et c’est une drôle de coïncidence parce que ça va t’intéresser d’apprendre que son père était mmph. »

Conina, sans le regarder, avait tendu la main et lui serrait la figure d’une prise sans brutalité qui, d’une simple pression plus forte des doigts, aurait pu lui transformer la tête en boule de bowling.

« Mais j’ai pu me tromper, ajouta-t-il lorsqu’elle retira la main. Qui sait ? Qui ça intéresse ? Quelle importance ? »

Ils ne lui prêtaient aucune attention.

« Je vais voir si je trouve le chapeau, d’accord ? fit-il.

— Bonne idée, murmura Conina.

— Sans doute je vais me faire tuer, mais je m’en fiche.

— Génial, dit Nijel.

— Sans doute personne ne va même remarquer que je suis parti.

— Bien, bien, fit Conina.

— On va me découper en rondelles, sûrement », ajouta Rincevent qui se dirigea vers la porte à la vitesse d’un escargot à l’agonie.

Conina battit des paupières.

« Quel chapeau ? » fit-elle. Puis : « Oh, celui-là.

— Aucune chance, je suppose, pour que vous me donniez un coup de main, vous deux ? » hasarda-t-il.

Quelque part dans le monde intime de Conina et de Nijel les oiseaux bleus regagnèrent leur perchoir, les petits nuages roses s’éloignèrent et l’orchestre plia son matos pour filer faire le bœuf dans une quelconque boîte de nuit. Un peu de réalité s’imposa à nouveau.

Conina arracha son regard admiratif de la figure extasiée de Nijel et le tourna, légèrement refroidi, vers Rincevent.

« Écoutez, fit-elle, ne lui dites pas qui je suis vraiment, d’accord ? Les gars se font des idées bizarres et… Enfin bref, si vous lui dites, je vous brise personnellement tous les…

— Je vais être bien trop occupé, répondit Rincevent, avec vous qui allez m’aider à récupérer le chapeau et le reste. Mais je ne comprends pas ce que vous lui trouvez, ajouta-t-il avec hauteur.

— Il est gentil. Je n’en vois pas souvent, des gars gentils, on dirait.

— Oui, ben…

— Il nous regarde !

— Et après ? Vous n’avez pas peur de lui, quand même ?

— Et s’il me parle ! »

Rincevent resta interdit. Il avait l’impression, et ce n’était pas la première fois, que des champs entiers d’expériences humaines lui étaient passés sous le nez, si tant est que des champs puissent passer sous le nez des gens. C’était peut-être lui qui était passé à côté. Il haussa les épaules.

« Pourquoi vous les avez laissés vous emmener au harem sans vous défendre ? demanda-t-il.

— J’ai toujours voulu savoir ce qui s’y passait. »

Une pause.

« Alors ? fit Rincevent.

— Alors, on s’est toutes assises en rond, puis au bout d’un moment le Sériph est arrivé, alors il m’a demandée et il a dit que c’était mon tour, vu que j’étais nouvelle, et alors, vous ne devinerez jamais ce qu’il a voulu que je fasse. D’après les filles, il n’y a que ça qui l’intéresse.

— Hem.

— Ça va ?

— Bien, très bien, marmonna Rincevent.

— Vous avez la figure toute brillante.

— Non, je vais bien, très bien.

— Il m’a demandé de lui raconter une histoire.

— Une histoire de quoi ? fit Rincevent, soupçonneux.

— Les autres filles ont dit qu’il préfère quand ça parle de lapins.

— Ah. Des lapins.

— Des petits blancs pleins de poils tout doux. Mais comme histoires, je ne connais que celles que mon père m’a apprises quand j’étais gamine, et je ne crois pas qu’elles soient très convenables.

— Pas beaucoup de lapins ?

— Des tas de bras et de jambes coupés, dit Conina qui soupira. C’est pour ça qu’il ne faut pas lui dire, pour moi, vous voyez ? Je ne suis pas faite pour une vie normale.

— Raconter des histoires dans un harem, ça n’est sacrément pas normal, dit Rincevent. Ça ne prendra jamais.

— Il nous regarde encore ! »

Conina saisit le bras de Rincevent. Il la fit lâcher d’une secousse. « Oh, bon sang, dit-il, et il traversa rapidement la pièce pour rejoindre Nijel qui lui saisit l’autre bras.

— Vous ne lui avez rien dit sur moi, hein ? demanda-t-il. Je ne m’en remettrai pas si vous lui avez dit que je commence juste à apprendre comment…

— Nonnonnon. Elle veut seulement que tu nous aides. C’est un genre de quête. »

Les yeux de Nijel s’allumèrent.

« Vous voulez dire comme les jahars ? fit-il.

— Pardon ?

— C’est dans le livre. Pour être un vrai héros, il faut se trouver un jahar. »

Le front de Rincevent se plissa. « Ce n’est pas un oiseau, ça ?

— Je crois que c’est un genre d’obligation, quelque chose dans ce goût-là, dit Nijel sans grande certitude.

— Moi, ça me fait plutôt penser à un oiseau, dit Rincevent. Je suis sûr d’avoir lu ça une fois dans un bestiaire. Gros. Incapable de voler. Des grandes pattes roses, il avait. » Sa figure se figea tandis que ses oreilles digéraient les fadaises que sa bouche venait de débiter en un tel moment.

Cinq secondes plus tard ils étaient hors de la pièce, abandonnant derrière eux quatre gardes étalés par terre et les dames du harem qui s’installèrent pour se raconter quelques histoires.

* * *

Le désert côté bord d’Al Khali est coupé en deux parties égales par le fleuve Tsort, objet de fameux mythes et mensonges, qui s’insère dans le paysage brun comme un long passage descriptif ponctué de bancs de sable. Chaque banc de sable est couvert de souches cuites au soleil, et la plupart des souches sont de l’espèce pourvue de dents. La plupart des souches ouvrirent donc un œil paresseux aux bruits de barbotage en amont, et soudain la plupart des souches eurent des pattes. Une dizaine de corps écailleux se glissèrent dans les eaux bourbeuses qui se refermèrent sur eux. Le fleuve sombre resta imperturbable, en dehors de quelques rides sans importance en forme de V.