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Le Bagage pataugeait tranquillement vers l’aval. L’eau le soulageait, il se sentait un peu mieux. Il tournoyait doucement dans le faible courant, centre d’attention de plusieurs petits remous mystérieux qui fendaient la surface du Tsort.

Les rides convergèrent.

Le Bagage eut une secousse. Son couvercle s’ouvrit à la volée. Il coula comme une pierre sur un bref grincement de désespoir.

Les eaux chocolat du Tsort se refermèrent à nouveau. Elles devenaient très fortes à ce jeu-là.

* * *

Et la tour de la sourcellerie domina Al Khali comme un immense et beau champignon, de ceux qu’on voit dans les livres flanqués d’un petit symbole représentant un crâne sur deux tibias croisés.

Les gardes du Sériph s’étaient défendus, mais on voyait désormais beaucoup de grenouilles et de tritons au pied de la tour. Ceux-là avaient eu de la chance. Il leur restait des bras et des pattes, si on veut aller par là, et la plupart des organes essentiels à l’intérieur. La cité succombait aux… charmes irrésistibles de la sourcellerie.

Certains des bâtiments les plus proches de la tour viraient déjà au marbre blanc miroitant qui avait visiblement la faveur des mages.

Le trio regardait par une brèche dans le mur du palais.

« Très impressionnant, fit Conina en connaisseuse. Vos mages sont plus puissants que je ne croyais.

— Pas mes mages, dit Rincevent. Je ne sais pas à qui ils sont, ces mages-là. Je n’aime pas ça. Les mages que moi, je connaissais, ils n’arrivaient pas à faire tenir deux briques l’une sur l’autre.

— Ça ne me plaît pas, cette idée de mages qui veulent tout régenter, dit Nijel. Évidemment, en tant que héros, je suis philosophiquement contre la notion même de magie quelle qu’elle soit. Le jour viendra où – ses yeux se ternirent légèrement, comme s’il essayait de se rappeler quelque chose –, le jour viendra où toute magie aura disparu de la face du monde et où les fils de… de… Bref, où on aura un peu plus de sens pratique, termina-t-il maladroitement.

— T’as lu ça dans un livre, pas vrai ? dit Rincevent avec aigreur. Une histoire de jahars, encore ?

— Là, il a raison, remarqua Conina. Je n’ai rien contre les mages, mais on ne peut pas dire qu’ils servent à grand-chose. Ils sont décoratifs, sans plus. Enfin… ils l’étaient, jusqu’à aujourd’hui. »

Rincevent ôta son chapeau. Cabossé, taché, couvert de poussière rocheuse, il lui manquait des bouts, la pointe était pliée et l’étoile semait ses paillettes comme du pollen, mais le mot MAJE restait encore lisible sous la saleté.

« Vous voyez ça ? demanda-t-il, la figure toute rouge. Vous le voyez ? Hein ? Qu’est-ce que ça vous dit ?

— Que vous faites des fautes d’orthographe, répondit Nijel.

— Quoi ? Non. Je suis mage, voilà ce que ça dit. Vingt ans de bourdon, et j’en suis fier ! J’ai fait mon temps, oui. J’ai pass… je me suis présenté à des dizaines d’examens ! Si on mettait tous les sortilèges que j’ai lus les uns sur les autres, ils… ça… ça en ferait beaucoup !

— Oui, mais… commença Conina.

— Oui ?

— Vous ne les réussissez pas très bien, hein ? »

Rincevent lui jeta un regard fulminant. Il s’efforça de trouver quoi répondre, et une petite zone réceptrice s’ouvrit dans son cerveau au moment même où une particule d’inspiration, dont un trillion d’événements fortuits avaient gauchi et dévié la trajectoire, plongeait dans l’atmosphère en hurlant pour exploser silencieusement exactement là où il fallait.

« Le talent caractérise ce qu’on fait, dit-il. Il ne caractérise pas ce qu’on est. Tout au fond de soi, j’entends. Quand on sait ce qu’on est, on peut tout faire. »

Il réfléchit encore un peu et ajouta : « C’est ce qui rend les sourceliers si puissants. L’important, c’est de savoir ce qu’on est réellement. »

Suivit une pause lourde de philosophie.

« Rincevent, dit gentiment Conina.

— Hmm ? fit le mage qui se demandait encore comment les mots lui étaient venus dans la tête.

— Vous êtes vraiment un idiot. Vous le savez ?

— Pas un geste, vous trois. »

Abrim, le vizir, sortit d’un porche en ruine. Il portait le chapeau de l’Archichancelier.

* * *

Le désert rissolait sous les feux du soleil. Rien ne bougeait en dehors de l’air miroitant, aussi chaud qu’un volcan amoureux, aussi sec qu’un vieux crâne.

Un basilic haletait, étendu dans l’ombre cuisante d’un rocher, dégouttant de bave jaune corrosive. Depuis cinq minutes, ses oreilles détectaient le faible martèlement de centaines de pattes qui escaladaient maladroitement les dunes. Apparemment, le dîner était en route.

Il cilla de ses yeux légendaires et déroula six mètres de corps affamé pour se tortiller sur le sable comme une mort ondoyante.

Le Bagage s’arrêta tant bien que mal et leva son couvercle d’un air menaçant. Le basilic siffla, mais sans grande conviction parce qu’il n’avait encore jamais vu de coffre ambulant, surtout avec toute une collection de dents d’alligator plantées dans le couvercle. Des lambeaux de peau façon cuir adhéraient encore à son bois, comme s’il sortait d’une bagarre dans une usine de sacs à main, et le basilic avait l’impression – même sachant parler il n’aurait pas su l’expliquer – qu’il le regardait méchamment.

D’accord, songea le reptile, si tu veux jouer à ce petit jeu.

Il dirigea sur le Bagage un regard comme une foreuse à pointe de diamant, un regard qui se faufilait prestement par les pupilles de la victime et cinglait le cerveau de l’intérieur, un regard qui déchirait les frêles voilages aux fenêtres de l’âme, un regard qui…

Le basilic s’aperçut que quelque chose ne tournait pas rond du tout. Une sensation entièrement nouvelle et désagréable naquit juste derrière ses yeux en soucoupe. D’abord faible, comme la petite démangeaison dans ces quelques centimètres carrés de dos que toutes les contorsions du monde ne permettent pas de gratter, elle grandit jusqu’à devenir un deuxième soleil intérieur, chauffé au rouge.

Le basilic éprouvait le besoin horrible, pressant, impérieux, irrépressible de cligner des yeux…

Il eut une réaction incroyablement imprudente.

Il cligna des yeux.

* * *

« Il parle à travers le chapeau, dit Rincevent.

— Hein ? fit Nijel qui commençait à s’apercevoir que le monde du héros barbare n’était pas celui clair et net qu’il imaginait à l’époque où il n’avait rien accompli de plus passionnant que mettre des panais en tas.

— Le chapeau parle à travers lui, vous voulez dire, rectifia Conina, et elle recula aussi, comme en présence d’une horreur.

— Hein ?

— Je ne vous ferai aucun mal. Vous m’avez bien aidé, dit Abrim qui s’avança, les mains tendues. Mais vous avez raison. Il a cru y gagner en pouvoir en me portant. Bien sûr, c’est le contraire qui s’est produit. Un esprit étonnamment tortueux et malin.

— Alors vous avez essayé son crâne pour voir si c’était la bonne pointure ? » fit Rincevent. Il frissonna. Il l’avait porté, lui, le chapeau. À l’évidence, il n’avait pas l’esprit adéquat. Abrim si, et maintenant il avait les yeux gris et ternes, la peau blême, et il marchait comme si son corps lui pendait sous la tête.

Nijel avait sorti son livre et feuilletait fébrilement les pages.

« Qu’est-ce que vous faites, vous ? demanda Conina sans quitter des yeux la silhouette spectrale.

— Je consulte l’Index des Monstres Errants, répondit Nijel. Vous croyez que c’est un Non-mort ? Ils sont drôlement durs à tuer, il faut de l’ail et…