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« Je vous défie, reprit-il. Et ceux qui ne m’affronteront pas devront me suivre, selon la Tradition. »

Il y eut une longue pause, lourde du tas de gens qui écoutaient de toutes leurs oreilles. Du sommet de la tour, une voix hésitante finit par laisser tomber : « Où ça, dans la Tradition ?

— J’incarne la Tradition. »

On entendit des murmures au loin, puis la même voix lança : « La Tradition est morte. La sourcellerie est au-dessus de la Trad…»

La phrase s’acheva dans un hurlement : Abrim avait levé la main gauche et projeté un mince faisceau de lumière verte dans la direction précise de la voix.

C’est à peu près à cet instant que Rincevent s’aperçut qu’il pouvait remuer ses membres tout seul. Le chapeau ne s’occupait provisoirement plus d’eux. Il jeta un regard en coin à Conina. Sans un mot, d’un commun accord immédiat, ils attrapèrent chacun un bras de Nijel, firent demi-tour, prirent leurs jambes à leur cou et ne s’arrêtèrent qu’après avoir mis plusieurs murs entre eux et la tour. Rincevent s’attendait à tout moment à recevoir un projectile derrière le crâne. Le monde peut-être.

Les trois fuyards atterrirent dans les gravats et restèrent allongés, hors d’haleine.

« Vous n’aviez pas besoin de faire ça, marmonna Nijel. Juste quand j’allais m’occuper de lui sérieusement. Comment je vais pouvoir…»

Il y eut une explosion derrière eux. Des rayons de feu multicolores passèrent en hurlant au-dessus de leurs têtes et firent jaillir des étincelles de la maçonnerie. Puis un bruit comme un monstrueux bouchon qu’on aurait extrait d’une petite bouteille, suivi d’un éclat de rire qui, par certains côtés, n’avait rien d’amusant. Le sol trembla.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Conina.

— Guerre magique, répondit Rincevent.

— C’est bon, ça ?

— Non.

— Mais vous voulez quand même que la magie triomphe ? » fit Nijel.

Rincevent haussa les épaules et se baissa tandis que quelque chose d’invisible et de volumineux vrombissait au-dessus d’eux comme un vol de perdrix.

« Je n’ai jamais vu de mages se battre », dit Nijel. Il se mit à gravir les décombres et hurla quand Conina lui saisit la jambe.

« Je ne crois pas que ce serait une bonne idée, fit-elle. Rincevent ? »

Le mage fit un non funèbre de la tête et ramassa une pierre. Il la lança au-dessus du mur en ruine où elle se changea en petite théière bleue. Elle se brisa en miettes en retombant par terre.

« Les sortilèges réagissent les uns aux autres, remarqua-t-il. Impossible de dire ce qu’il en sortira.

— Mais on est à l’abri derrière ce mur ? » dit Conina.

Rincevent se dérida un peu. « Ah bon ? fit-il.

— Je vous le demande.

— Oh. Non. Je ne crois pas. C’est de la pierre ordinaire. Le sortilège approprié et… pfuitt.

— Pfuitt ?

— Voilà.

— On se carapate encore ?

— Ça vaut le coup d’essayer. »

Ils atteignirent un autre mur encore debout quelques secondes avant qu’une boule de feu perdue et crachotante s’abatte là où ils s’étaient couchés et transforme le terrain en une horreur. Tout le secteur de la tour baignait dans une tornade scintillante.

« Il nous faut un plan, dit Nijel.

— On pourrait encore essayer de se carapater, suggéra Rincevent.

— Ça ne résout rien !

— Ça résout presque tout.

— Jusqu’où faut-il aller pour être à l’abri ? » demanda Conina.

Rincevent risqua un coup d’œil à l’angle du mur.

« Une question philosophique intéressante, dit-il. Je suis allé loin et je n’ai jamais été à l’abri. »

Conina soupira et regarda un tas de gravats voisin. Elle le regarda mieux. Il y avait là quelque chose de bizarre, et elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

« Je pourrais me jeter sur eux », fit distraitement Nijel. Ses yeux pleins de désir ne quittaient pas le dos de Conina.

« Marcherait pas, dit Rincevent. Rien ne marche contre la magie. Sauf une magie plus forte. Et la seule chose qui vient à bout d’une magie plus forte, c’est une magie encore plus forte. Et après…

— Pfuitt ? suggéra Nijel.

— C’est déjà arrivé. Ç’a duré des milliers d’années, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus…

— Vous savez ce qu’il a de bizarre, ce tas de cailloux ? » demanda Conina.

Rincevent lui jeta un coup d’œil. Il plissa les yeux.

« Quoi donc, en dehors des jambes ? » fit-il.

Il leur fallut plusieurs minutes pour dégager le Sériph. Il tenait encore une bouteille de vin, presque vide. Il cligna des paupières à leur vue, l’air de les reconnaître.

« Corsé, dit-il avant d’ajouter avec effort : Ce millésime. L’impression, continua-t-il, de recevoir le palais sur la tête.

— Vous l’avez reçu, dit Rincevent.

— Ah. C’est ça, alors. » Créosote se concentra sur Conina, après plusieurs essais, et tangua en arrière. « Ma parole, fit-il, encore la jeune dame. Très impressionnante.

— Dites donc… commença Nijel.

— Vos cheveux, dit le Sériph qui se redressa pour tanguer lentement en avant, sont… sont un troupeau de chèvres broutant sur les flancs du mont Gebra.

— Hé là…

— Vos seins sont… sont…» Le Sériph tangua un peu de côté et lança un bref regard désolé à la bouteille vide. « … sont les melons parés de bijoux des jardins fabuleux de l’aurore. »

Les yeux de Conina s’agrandirent. « C’est vrai ? dit-elle.

— Non, fit le Sériph, ça m’étonnerait. Je reconnais des melons parés de bijoux quand j’en vois. Deux blanches biches dans les prairies au bord de l’eau sont vos cuisses, qui…

— Hem, excusez-moi…» fit Nijel qui se racla délibérément la gorge.

Créosote tangua dans sa direction. « Hmm ? fit-il.

— Là d’où je viens, dit Nijel avec froideur, on ne parle pas aux dames comme ça. »

Conina soupira tandis que Nijel se glissait d’un air protecteur devant elle. C’était, se dit la jeune fille, on ne peut plus vrai.

« D’ailleurs, continua-t-il en projetant le plus loin possible un menton qui parut toujours aussi absent, j’ai drôlement envie…

— De m’en aller, le coupa Rincevent qui fit un pas en avant. Euh, monsieur… sire… il faut qu’on sorte d’ici. J’imagine que vous ne savez de quel côté partir ?

— Des milliers de pièces dans le palais, vous savez, fit le Sériph. Pas sorti depuis des années. » Il eut un hoquet. « Des décennies. Des éons. Jamais sorti, à vrai dire. » Sa figure prit une teinte vitreuse sous le coup d’un élan créatif. « L’oiseau du Temps n’a que… euh… peu de chemin à parcourir et voyez ! l’oiseau se tient sur ses pattes…

— C’est un jahar », marmonna Rincevent.

Créosote tangua de son côté. « C’est Abrim qui dirige tout, vous savez. Un boulot très dur.

— Pour l’instant, dit Rincevent, il ne fait pas du très bon boulot.

— Et on aimerait bien, comme qui dirait, nous en aller, intervint Conina qui se repassait encore dans la tête la phrase sur les chèvres.

— Et moi, j’ai mon jahar », dit Nijel en lançant un regard mauvais à Rincevent.

Créosote lui tapota le bras.

« C’est bien, ça, fit-il. Tout le monde devrait avoir un animal familier.

— Alors, au cas où vous sauriez si vous avez des écuries, n’importe quoi… souffla Rincevent.

— Des centaines. Je possède certains des meilleurs, des plus… meilleurs chevaux du monde. » Son front se plissa. « À ce qu’on me dit.