« Il n’y a rien du tout. J’ai tout essayé. C’est aussi solide que le roc. Les pièges ont dû se gripper, quelque chose comme ça. »
Rincevent et Conina échangèrent des regards.
« Il n’y connaît rien en pièges, dit-elle. Quand j’avais cinq ans, mon père m’a forcée à traverser tout un couloir qu’il avait trafiqué, rien que pour m’apprendre…
— Il est arrivé au bout, non ? » fit Rincevent.
Il y eut un bruit de doigt humide qu’on passe sur un verre mais amplifié un milliard de fois, et le sol trembla.
« De toutes façons, on n’a pas beaucoup le choix », ajouta-t-il, et il plongea dans le tunnel. Les autres le suivirent. Beaucoup de ceux qui connaissaient Rincevent finissaient par le considérer comme une espèce de canari de mineur à deux pattes[21] : tant qu’il tenait debout et ne cavalait pas, il restait encore de l’espoir.
« C’est amusant, dit Créosote. Moi, voler mon propre trésor. Si je m’attrape, je peux me faire jeter dans la fosse au serpent.
— Mais vous pourriez vous en remettre à votre clémence, fit Conina dont l’œil paranoïaque courait sur la maçonnerie poussiéreuse.
— Oh, non. Je crois qu’il faudrait que je me donne une leçon, pour l’exemple. »
Un léger cliquetis se produisit au-dessus d’eux. Une petite plaque coulissa et un crochet de métal rouillé descendit lentement, par saccades. Une autre barre sortit en grinçant du mur et tapota Rincevent sur l’épaule. Alors que le mage se retournait, le premier crochet lui épingla un billet jauni dans le dos et se rétracta dans le plafond.
« Qu’est-ce qu’il a fait ? Qu’est-ce qu’il a fait ? hurla Rincevent qui essayait de lire par-dessus ses omoplates.
— Il y a écrit : Donne-moi un coup de pied », dit Conina.
Un pan de mur remonta à côté du mage pétrifié. Une grosse chaussure à l’extrémité d’un système compliqué d’articulations métalliques ballotta sans conviction, à la suite de quoi l’assemblage péta au niveau du genou.
Les deux hommes et la jeune femme le regardèrent en silence. Puis Conina déclara : « On a affaire à un esprit tordu, moi je vous le dis. »
Rincevent décrocha avec précaution le billet et le laissa tomber. Conina le bouscula pour passer devant et s’enfoncer d’un pas raide dans la galerie avec un air de prudence furieuse. Lorsqu’une main de métal se tendit au bout d’un ressort et gigota amicalement, elle ne la serra pas mais remonta les fils dénudés qui s’en échappaient jusqu’à deux électrodes corrodées dans un grand bocal de verre.
« Votre grand-père avait le sens de l’humour, non ?
— Oh, oui. La rigolade, il aimait ça, répondit Créosote.
— Oh, bien », fit Conina.
Elle poussa doucement une dalle qui, aux yeux de Rincevent, n’avait rien de différent de ses voisines. Avec un petit bruit pitoyable de ressort, un plumeau dégarni sortit du mur et se trémoussa à hauteur d’aisselle.
« Je crois que ça m’aurait plu de le rencontrer, le vieux Sériph, dit-elle entre ses dents serrées, mais pas pour lui serrer la main. Là, faudrait me faire la courte échelle, le mage.
— Pardon ? »
Conina désigna d’un doigt irrité une porte de pierre à demi ouverte devant eux.
« Je veux regarder là-haut, dit-elle. Joignez les mains pour me faire la courte échelle, d’accord ? Comment vous vous y prenez pour vous rendre aussi inutile ?
— Quand je suis utile, ça ne m’attire que des ennuis », marmonna Rincevent qui s’efforça d’ignorer les rondeurs chaudes qui lui frottèrent le nez.
Il l’entendit farfouiller au-dessus de la porte.
« C’est bien ce que je pensais, dit-elle.
— Quoi donc ? Des lances horriblement acérées en équilibre, prêtes à s’abattre ?
— Non.
— Une grille à pointes de fer pour embrocher… ?
— C’est un seau, dit Conina d’un ton égal avant de le faire tomber.
— Quoi ? D’huile bouillante, de poison… ?
— De blanc de chaux. Beaucoup de vieux blanc de chaux tout sec. » Conina sauta à terre.
« C’est ça, mon grand-père, fit Créosote. On ne s’ennuyait pas une seconde, avec lui.
— Ben, là, j’en ai assez, dit sèchement Conina qui pointa le doigt vers le bout du tunnel. Venez, vous deux. »
Ils se trouvaient à environ un mètre de la sortie quand Rincevent sentit un déplacement d’air au-dessus de lui. Conina le frappa dans le creux des reins et le propulsa dans la pièce attenante. Il roula en tombant par terre, et quelque chose lui entailla le pied en même temps qu’il entendait un choc assourdissant.
Tout le plafond, un bloc de pierre gigantesque d’un mètre vingt d’épaisseur, était tombé dans le conduit.
Rincevent rampa à travers le nuage de poussière et, d’un doigt tremblant, déchiffra l’inscription sur le côté du bloc.
« C’est pour rire », lut-il.
Il s’assit.
« Tout grand-papa, fit joyeusement Créosote, toujours une…»
Il croisa le regard de Conina, lequel avait la force d’un tuyau de plomb, et jugea plus sage de se taire.
Nijel émergea des nuages en toussant.
« Dites, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il. Tout le monde va bien ? Ça ne m’a pas fait ça, à moi. »
Rincevent chercha une réponse et ne trouva rien de mieux que : « Ah, non ? »
La lumière filtrait dans la pièce profonde par de toutes petites fenêtres pourvues de barreaux au ras du plafond. Il n’y avait aucun moyen de sortir, sauf à traverser les centaines de tonnes de pierre qui bloquaient le tunnel. Autrement dit, et comme aurait dit Rincevent, ils étaient bel et bien pris au piège. Il se détendit un brin.
Au moins, on ne pouvait pas rater le tapis volant. Il reposait, roulé, sur un bloc dressé au milieu de la salle. À côté se trouvait une petite lampe à huile brillante et – Rincevent tendit le cou – un petit anneau d’or. Il gémit. Une faible couronne octarine flottait au-dessus des trois articles et signalait leur caractère magique.
Lorsque Conina déroula le tapis, un certain de nombre de petits objets tombèrent par terre : un hareng de cuivre, une oreille en bois, quelques grosses paillettes carrées et une boîte en plomb renfermant une bulle de savon en conserve.
« Qu’est-ce que ça peut bien être, ces machins-là ? demanda Nijel.
— Ben, fit Rincevent, avant de vouloir manger le tapis, c’étaient sûrement des mites.
— Bon sang.
— C’est ce que vous autres, vous ne comprenez jamais, souffla Rincevent d’un air las. Vous vous figurez que la magie, il suffit de la prendre et de s’en servir, comme un… un…
— Un panais ? fit Nijel.
— Une bouteille de vin ? fit le Sériph.
— Quelque chose comme ça, dit Rincevent avec prudence avant de se ressaisir un peu et de poursuivre : Mais à la vérité, c’est… c’est…
— Pas comme ça ?
— Davantage comme une bouteille de vin ? fit le Sériph, plein d’espoir.
— C’est la magie qui se sert des gens, répondit vite Rincevent. Elle agit sur eux autant qu’ils agissent sur elle, comme qui dirait. On ne joue pas avec la magie sans en subir les effets. J’ai pensé qu’il valait mieux vous avertir.
— Comme une bouteille de vin, trancha Créosote, elle…
— … vous boit aussi, dit Rincevent. Alors reposez-moi cette lampe et cet anneau pour commencer, et par pitié ne frottez rien.
— Mon grand-père a bâti la fortune familiale grâce à eux, dit un Créosote nostalgique. Son oncle malfaisant l’avait enfermé dans une caverne, vous savez. Il a dû se débrouiller avec ce qu’il avait sous la main. Il ne possédait rien d’autre au monde qu’un tapis magique, une lampe magique, un anneau magique et une pleine grotte de joyaux.