Rincevent donc, assis sur son banc, fixa le vide d’un regard absent pendant dix bonnes secondes avant de pousser un petit cri et de se mettre à courir de toute la vitesse de ses jambes. Il ne s’arrêta qu’une fois dans sa chambre, dans le bâtiment de la bibliothèque. Pas extraordinaire, la chambre, on s’en servait surtout pour entreposer de vieux meubles, mais c’était chez lui.
Une armoire se dressait contre un mur dans l’ombre. Non pas de ces armoires modernes, conçues uniquement pour que les amants inquiets sautent dedans au retour prématuré du mari, mais une antique penderie de chêne couleur de nuit ; dans ses abysses poussiéreux des porte-manteaux se tapissaient et se reproduisaient ; des bandes de souliers craquelés patrouillaient dans le fond. Il pouvait parfaitement s’agir d’une porte sur des mondes fabuleux, mais personne n’avait jamais cherché à le savoir à cause de l’odeur pénible des boules de naphtaline.
Et au sommet de l’armoire, enveloppé dans des morceaux de papier jauni et de vieilles housses, reposait un gros coffre cerclé de cuivre. Le Bagage était son nom. Lui seul savait pourquoi il acceptait d’appartenir à Rincevent, ça restait son secret, mais sans doute aucun autre article dans toutes les annales des accessoires de voyage n’avait-il son passé de mystère et de coups et blessures. Les descriptions qu’on en avait faites le situaient à mi-chemin entre la valise et le maniaque homicide. Il possédait nombre de particularités inhabituelles qui risquent, ou ne risquent pas, de se manifester d’ici peu, mais pour l’heure une seule le classait déjà à part de tous les autres coffres cerclés de cuivre. Il ronflait ; on aurait dit qu’on sciait très lentement une bûche.
Le Bagage était peut-être magique. Il était peut-être terrible. Mais au fond de son cœur énigmatique il était comme tous les autres bagages du multivers et préférait passer la saison froide à hiberner au-dessus d’une armoire.
Rincevent lui flanqua des coups de balai jusqu’à ce que la scie se taise, puis il se remplit les poches de bricoles qu’il ramassa sur le cageot de bananes qui lui servait de table de toilette et se dirigea vers la porte. Il ne put s’empêcher de remarquer que son matelas avait disparu, mais il s’en moquait : il était clair qu’il n’allait plus jamais dormir sur un matelas, non, jamais.
Le Bagage atterrit sur le plancher avec un bruit sourd. Au bout de quelques secondes, et avec un grand soin, il se souleva sur des centaines de petites jambes roses. Il se pencha un peu d’avant en arrière pour s’étirer chaque membre, puis ouvrit son couvercle et bâilla.
« Tu viens, ou quoi ? »
Le couvercle se referma dans un claquement. Le Bagage manœuvra en une succession compliquée de frottements de pieds afin de s’orienter face à la porte, puis il se mit en marche dans le sillage de son maître.
La bibliothèque était encore dans un état de tension que troublaient de temps à autre un claquement de chaîne[5] ou le crépitement assourdi d’une page. Rincevent plongea la main sous le bureau et agrippa le bibliothécaire, toujours replié sous sa couverture.
« Viens, je te dis !
— Oook.
— Je te paye un coup à boire », fit Rincevent, au désespoir.
Le bibliothécaire se déplia comme une araignée à quatre pattes. « Oook ? »
Rincevent traîna à moitié l’anthropoïde de son nid pour le faire sortir de la salle. Il ne se dirigea pas vers les portes principales mais vers une autre partie du mur, par ailleurs ordinaire, où quelques pierres branlantes offraient depuis deux mille ans aux étudiants un moyen discret de rentrer après l’extinction des feux. Il s’arrêta alors si brutalement que le bibliothécaire lui rentra dedans et que le Bagage les carambola tous deux.
« Oook !
— Oh, bons dieux, fit-il. Regarde-moi ça !
— Oook ? »
Une marée noire luisante s’échappait d’une grille près des cuisines. La lumière des étoiles du soir qui tombait se réfléchissait sur des millions de minuscules dos noirs.
Mais le plus inquiétant, ce n’était pas la vue des cancrelats. C’était le fait qu’ils marchaient au pas, à cent de front. Bien entendu, comme tous les résidants officieux de l’Université, les cancrelats sortaient un peu de l’ordinaire, mais il se dégageait une impression désagréable du martèlement des milliards de tout petits pieds qui attaquaient le sol en cadence parfaite.
Rincevent enjamba prudemment la colonne en marche. Le bibliothécaire sauta par-dessus.
Le Bagage, évidemment, les suivit dans un bruit de danseur de claquettes sur un paquet de chips.
Ainsi, après avoir contraint le Bagage à quand même faire le tour par la porte pour lui éviter de défoncer le mur, Rincevent quitta l’Université avec tous les autres insectes et petits rongeurs ; il se disait que si quelques bières au calme ne suffisaient pas à lui faire voir les choses sous un jour différent, alors quelques tournées supplémentaires y parviendraient sans doute. Ça valait sûrement le coup d’essayer.
Voilà pourquoi il n’assista pas au dîner dans la Grande Salle. Ce repas allait se révéler le plus important qu’il ait jamais sauté de sa vie.
Plus loin le long du mur de l’Université, un faible tintement se fit entendre lorsqu’un grappin se prit dans les pointes de fer qui en garnissaient le faîte. Un instant plus tard une mince silhouette vêtue de noir se laissa légèrement tomber dans l’enceinte de l’Université et courut silencieusement vers la Grande Salle, où elle se perdit bientôt parmi les ombres.
N’importe comment, personne ne l’aurait remarquée. De l’autre côté du campus, le sourcelier marchait vers l’entrée de l’Université. Là où ses pieds touchaient les pavés, des étincelles bleues crépitaient et vaporisaient la première rosée du soir.
Il faisait très chaud. L’immense cheminée à l’extrémité sens direct de la Grande Salle était pour ainsi dire portée au rouge. Les mages sont volontiers frileux, aussi la véritable fournaise des bûches ronflantes ramollissait-elle les bougies à six mètres de distance et cloquait-elle le vernis des longues tables. L’air au-dessus du banquet était bleu de fumée de tabac, une fumée qui se tortillait en des formes bizarres sous la pression de décharges perdues de magie. Sur la table centrale, la carcasse complète d’un cochon rôti avait l’air de reprocher qu’on ne lui ait pas laissé le temps de finir sa pomme avant de passer à la casserole, et la maquette de l’Université sculptée dans le beurre s’affaissait tout doucettement dans une flaque de graisse.
La bière coulait à flots. Ici et là des mages à la figure rouge braillaient joyeusement d’anciennes chansons à boire qui s’accompagnaient de claques sur les genoux et de « ho ! » criés à tue-tête. La seule excuse à ce genre de débordements, c’est que les mages sont célibataires et qu’ils s’amusent comme ils peuvent.
Une autre raison expliquait une telle atmosphère de convivialité : personne ne cherchait à tuer qui que ce soit. Situation inhabituelle dans les cercles de magie.
Les mages de haut niveau occupent une position dangereuse. Chaque mage essaye de déloger ses supérieurs tout en écrasant les doigts des collègues en dessous ; dire que la profession, par nature, fait preuve d’un esprit de compétition stimulant équivaut à reconnaître que les piranhas, par nature, se sentent souvent une petite dent. Quoi qu’il en soit, depuis que les grandes Guerres Thaumaturgiques ont rendu des régions entières du Disque inhabitables[6], on leur a interdit de régler leurs différends au moyen de la magie parce que c’était source de beaucoup de désagréments pour la population en général et que de toutes façons on avait souvent du mal à désigner le vainqueur entre les taches de gras fumantes qui en résultaient. Aussi recourent-ils aux traditionnels poignards, poisons subtils, scorpions dans les chaussures et traquenards désopilants avec pendules affûtés comme des rasoirs.
5
Dans la plupart des bibliothèques anciennes on enchaîne les livres aux rayonnages pour empêcher les gens de les endommager. Dans la bibliothèque de l’Université Invisible, bien sûr, c’est plus ou moins le contraire.
6
Du moins pour quiconque a envie de se réveiller sous la même forme, voire de la même espèce, qu’au moment de se mettre au lit.