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L’instant suivant elle était passée et filait sur la mer.

« C’était quoi, ça ? » dit Nijel. Il flanqua un coup de pied au blaireau qui lui reniflait les orteils.

« Hmm ? fit Rincevent.

— Ça !

— Oh, ça, dit le mage. Juste un remous de sortilège. Ils ont sûrement touché la tour d’Al Khali.

— Ça devait être un sortilège drôlement costaud, pour qu’on le sente jusqu’ici.

— Il y a des chances.

— Hé, c’était mon palais, dit Créosote d’une voix faible. Je veux dire, je sais qu’il était grand, mais je n’avais que ça.

— Je compatis.

— Mais il y avait des gens en ville !

— Ils vont sûrement bien.

— Tant mieux.

— Quoi qu’ils soient devenus maintenant.

— Hein ? »

Conina lui saisit le bras. « Ne lui criez pas dessus, fit-elle. Il n’est pas lui-même.

— Ah, lâcha durement Créosote, du progrès.

— Dites, ça n’est pas très juste, protesta Nijel. Il m’a sorti de la fosse au serpent et… ben… il connaît beaucoup…

— Oui, les mages s’y entendent pour vous tirer du pétrin où eux seuls savent vous plonger, dit Créosote. Et après, ils attendent des remerciements.

— Oh, moi, je crois…

— Faut quand même que ce soit dit », fit Créosote qui agita les mains d’un air irrité. Le passage d’un autre sortilège dans le ciel tourmenté lui illumina fugitivement la figure.

« Regardez-moi ça ! lança-t-il. Oh, il est plein de bonnes intentions. Ils en sont tous pleins, de bonnes intentions. Ils s’imaginent sans doute que le Disque irait mieux si c’étaient eux qui le dirigeaient. Croyez-moi, il n’y a rien de pire que ceux qui tiennent à rendre service au monde entier. Les mages ! Au bout du compte, ils nous avancent à quoi ? Je veux dire : est-ce que vous pouvez me citer une seule chose utile qu’on doit à un mage ?

— C’est un peu méchant, je crois, dit Conina, mais d’un ton qui laissait entendre qu’elle était prête à changer d’avis sur la question.

— Eh bien, moi, ils me rendent malade, marmonna Créosote qui se sentait terriblement à jeun et n’aimait pas beaucoup ça.

— Je crois qu’on ira tous mieux si on essaye de dormir encore un peu, intervint Nijel, diplomate. Le matin, on y voit toujours plus clair. Presque toujours, du moins.

— J’ai un goût affreux dans la bouche, en plus », marmonna encore Créosote, décidé à s’accrocher à ce qui lui restait de colère.

Conina se retourna vers le feu et prit conscience d’un vide dans le décor. Un vide en forme de Rincevent.

« Il est parti ! »

Oui, Rincevent se trouvait déjà à près d’un kilomètre de là, il survolait la mer obscure, accroupi sur le tapis tel un bouddha fulminant, un bouillon de rage, d’humiliation et de dépit dans la tête, assaisonné d’une pointe d’indignation.

Il n’avait jamais eu beaucoup d’exigences. Il n’avait pas laissé tomber la magie malgré son peu d’aptitude pour elle, il avait toujours fait de son mieux, et maintenant tout le monde conspirait contre lui. Eh bien, il allait leur faire voir. Qui « ils » étaient exactement et ce qu’il allait leur faire voir, ce n’était qu’un détail.

Il leva la main et toucha son chapeau pour se rassurer, à l’instant où les rares paillettes rescapées s’envolaient dans son sillage.

* * *

Le Bagage avait lui aussi des soucis.

Le secteur de la tour d’Al Khali, pris sous le bombardement magique implacable, passait déjà de l’autre côté de cet horizon de la réalité où le temps, l’espace et la matière perdent leurs identités respectives et s’échangent leurs vêtements. Un phénomène quasi impossible à décrire.

Voici à quoi ça ressemblait :

À l’œil, c’était comme les sons d’un piano qu’on vient de lâcher au fond d’un puits. Au goût, c’était jaune, et au toucher comme un Écossais. Ça sentait comme une éclipse totale de lune. Évidemment, plus près de la tour, ça devenait vraiment bizarre.

Autant espérer survivre sans protection dans un pareil maelström que trouver de la neige au centre d’une supernova. Heureusement, le Bagage n’en savait rien et il s’y déplaçait à l’aise, de la magie brute cristallisée sur son couvercle et ses charnières. Il était d’une humeur massacrante mais, une fois encore, la chose n’avait rien exceptionnel, sauf que la fureur crépitante qui se mettait à la terre tout autour de lui en une couronne multicolore spectaculaire le faisait ressembler à un amphibien furibond des premiers âges rampant hors d’un marais en feu.

Il faisait chaud, étouffant, dans la tour. Elle n’avait pas de planchers intérieurs, seulement une succession de promenoirs le long des murs, bordés de mages. L’espace central était une colonne de lumière octarine qui gémissait à grand bruit à mesure que les mages l’alimentaient en énergie. Au pied de la colonne se tenait Abrim. Les octarines de son chapeau brillaient d’un tel éclat qu’on aurait plutôt dit des trous ouverts sur un univers différent où, au mépris de toute probabilité, elles seraient apparues au cœur d’un soleil.

Le vizir, mains tendues, doigts écartés, les yeux fermés, la bouche concentrée en un trait mince, équilibrait les forces. D’ordinaire, un mage ne maîtrise une énergie que dans les limites de ses propres capacités physiques, mais Abrim apprenait vite.

On peut devenir l’étranglement du sablier, la pointe de la balance, le pain autour de la saucisse.

Si on le fait bien, on incarne la puissance, on la porte en soi et on est capable de…

A-t-on signalé que les pieds du vizir se trouvaient à une dizaine de centimètres au-dessus du sol ? Eh bien, ses pieds se trouvaient à une dizaine de centimètres au-dessus du sol.

Abrim rassemblait ses forces en vue d’un sortilège qui s’élancerait vers le ciel et jetterait sur la tour d’Ankh un millier de démons hurlants, lorsqu’on frappa violemment à la porte.

Pour de telles occasions, il existe une invocation. Elle vaut pour tous les types de portes : rabat de tente, bout de peau de bête sur une yourte balayée de courants d’air, huit centimètres de chêne solide garnis de grands clous de fer ou rectangle de carton veiné façon acajou, surmonté d’une petite lanterne formée d’horribles morceaux de verre coloré et pourvu d’un bouton de sonnette qui déclenche une sélection de vingt mélodies populaires qu’aucun mélomane n’aimerait entendre même après cinq ans de perte sensorielle.

Un mage se tourna donc vers un collègue et lança comme prévu : « Je me demande qui vient à cette heure de la nuit ? »

Une autre série de coups sourds retentirent sur le battant.

« Il ne peut y avoir personne de vivant dehors », fit le second, plutôt nerveux parce qu’en écartant toute possibilité d’un être vivant il laissait supposer qu’il s’agissait peut-être d’un mort.

Cette fois le martèlement ébranla les gonds.

« Vaudrait mieux que l’un de nous aille voir, dit le premier mage.

— Bien aimable de vous proposer.

— Ah. Oh. Bon. »

Il s’engagea lentement dans le court passage voûté.

« Je vais voir qui c’est, alors ? fit-il.

— Génial. »

Ce fut une drôle de silhouette qui s’approcha d’un pas hésitant de la porte. Les robes ordinaires n’offraient pas une protection suffisante contre le champ de haute énergie à l’intérieur de la tour, aussi par-dessus ses brocarts et velours le mage portait-il une épaisse blouse matelassée bourrée de copeaux de sorbier et brodée de sceaux à usage industriel. Il avait adapté une visière en verre fumé à son chapeau pointu, et ses gants, bien trop larges, le faisaient ressembler à un gardien de guichet dans une partie de cricket jouée à vitesse supersonique. Les éclairs et pulsations actiniques du grand chantier dans la salle principale jetaient des ombres dures autour de lui tandis qu’il cherchait les verrous à tâtons.