Il abaissa la visière et ouvrit la porte d’un poil.
« On ne veut pas de…» commença-t-il et il aurait dû mieux choisir ses mots car ce fut là son épitaphe.
Au bout d’un moment son collègue finit par remarquer son absence prolongée et pénétra sans se presser dans le passage pour le chercher. La porte était grande ouverte ; dehors, l’enfer thaumaturgique rugissait contre les mailles du filet de sortilèges qui le tenait en échec. À vrai dire, la porte n’était pas complètement repoussée contre le mur ; il la tira pour voir ce qui l’en empêchait et poussa un petit gémissement.
Il y eut un bruit derrière lui. Il se retourna.
« Que…» commença-t-il, ce qui n’est pas une syllabe bien fameuse pour conclure une vie.
Loin au-dessus de la mer Circulaire, Rincevent se sentait un peu bête.
Ça arrive à tout le monde un jour ou l’autre.
Par exemple, dans une taverne on vous pousse le coude, vous pivotez d’un bloc et lâchez une bordée d’injures sur – vous vous en rendez peu à peu compte – la boucle de ceinture d’un type qu’on a dû directement tailler dans la masse à la naissance.
Ou alors une petite voiture emboutit la vôtre à l’arrière, vous sortez en vitesse, le poing levé vers le chauffeur qui, à ce qu’il vous semble en le voyant déplier interminablement sa carcasse comme dans un tour de passe-passe horrible, devait conduire depuis le siège arrière.
Ou encore vous menez une bande de mutins vers la cabine du capitaine, vous tambourinez à la porte, il sort sa grosse tête, un coutelas dans chaque main, vous lui dites : « On prend possession du navire, espèce de salaud, et tous les gars sont avec moi ! » Lui vous répond : « Quels gars ? » Vous devinez soudain un grand vide dans votre dos et vous faites : « Euh…
En d’autres mots, c’est la sensation forte et familière de s’enfoncer qu’éprouve quiconque laisse le flux de la colère le jeter loin sur la plage du châtiment et l’abandonner, selon l’expression poétique commune, dans la merde jusqu’au cou.
Le mage était toujours en colère, humilié et le reste, mais à un stade moindre, et le Rincevent qu’on connaît avait en partie repris le dessus. Il n’était d’ailleurs pas très content de se retrouver sur quelques fils de laine bleu et or à grande altitude au-dessus des vagues phosphorescentes.
Il avait pris la direction d’Ankh-Morpork. Il essaya de se rappeler pourquoi.
Bien sûr, c’était là que tout avait commencé. Peut-être était-ce la présence de l’Université, tellement chargée de magie qu’elle pesait comme un boulet de canon sur l’alaise de l’univers, qui étirait la réalité à l’épaisseur d’un papier à cigarette. C’était à Ankh que tout commençait et finissait.
C’était aussi chez lui, malgré tout, et Ankh l’appelait.
Souvenons-nous que Rincevent devait compter un certain nombre de rongeurs parmi ses ancêtres, et dans les moments de grande tension une envie irrésistible le prenait de filer se cacher dans son terrier.
Il laissa le tapis voguer quelque temps sur les courants aériens tandis que l’aurore, dont Créosote aurait sans doute chanté les doigts roses, formait un anneau de feu autour du bord du Disque. Elle répandait sa lumière paresseuse sur un monde à peine différent.
Rincevent cligna des yeux. Il trouvait la lumière étrange. Non, à la réflexion, pas étrange mais aytrange, ce qui était bien plus étrange. Il avait l’impression de regarder le monde à travers une brume de chaleur, une brume animée d’une vie propre. Elle dansait, s’étirait, et l’on devinait alors qu’il ne s’agissait pas d’une simple illusion d’optique mais de la réalité qui se tendait, se distendait, comme un ballon de baudruche avide de contenir trop de gaz.
Le tremblement était plus prononcé du côté d’Ankh-Morpork, où des éclairs et des fontaines d’air torturé indiquaient que le combat faisait toujours rage. Un bâtiment tout en hauteur surplombait aussi Al Khali, et il n’était pas unique en son genre, s’aperçut Rincevent.
N’était-ce pas une tour, là-bas, à Quirm, là où la mer Circulaire s’ouvrait sur l’océan du Bord ? Et il y en avait d’autres encore.
La situation devenait critique. La magie se désagrégeait. Adieu, université, niveaux, ordres ; au fond d’eux-mêmes, tous les collègues de Rincevent savaient que l’unité magique naturelle, c’était le mage, et un seul. Les tours allaient se multiplier et se faire la guerre jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une, puis les mages se battre jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un.
À ce stade-là, sûrement qu’il se battrait lui aussi.
Tout l’édifice qui tenait lieu de régulateur de la magie tombait en morceaux. Rincevent s’en indignait vivement. Il n’avait jamais été bon dans sa discipline, mais là n’était pas la question. Il connaissait sa place. Tout en bas, d’accord, mais au moins il avait sa place. Quand il levait les yeux, il voyait l’ensemble de la machine délicate tourner en douceur en se nourrissant de la magie naturelle que générait la rotation du Disque.
Ce qu’il avait n’était rien, mais tout de même quelque chose, et voilà qu’on le lui retirait.
Rincevent orienta le tapis face à la lueur lointaine d’Ankh-Morpork, petite tache brillante dans la première clarté du matin, et une partie désœuvrée de son cerveau se demanda pourquoi elle était si éclatante. Apparemment, il y avait aussi la pleine lune, et même Rincevent, dont les connaissances en physique restaient très vagues, était certain d’en avoir déjà vu une pas plus tard que l’autre jour.
Bah, aucune importance. Suffisait comme ça. Il ne voulait plus chercher à comprendre. Il rentrait à la maison.
Sauf que les mages ne peuvent jamais rentrer à la maison.
Il s’agit là d’un de ces dictons anciens et sensés à propos des hommes de l’art, hélas aucun d’entre eux n’en a jamais saisi le sens. Les mages n’ont pas le droit de prendre femme mais gardent celui d’avoir des parents et ils sont nombreux à revenir dans leur bonne vieille ville natale pour la Nuit du Porcher ou le Jeudi du Gâteau de l’Âme, l’occasion pour eux de chanter en chœur et de voir avec plaisir tous les petits caïds de leur enfance s’empresser de les éviter dans la rue.
C’est un peu comme l’autre dicton qu’ils n’ont jamais réussi à comprendre non plus ; on ne traverse pas deux fois la même rivière, prétend-il. Des expériences avec une petite rivière et un mage à longues jambes prouvent qu’on peut la traverser trente, trente-cinq fois par minute.
Les mages n’aiment pas beaucoup réfléchir. En ce qui les concerne, un applaudissement d’une main produit le son « applau ».
Mais dans le cas qui nous occupe, Rincevent ne pouvait pas rentrer chez lui parce qu’en réalité son chez lui n’existait plus. Il y avait bien une cité qui enjambait le fleuve Ankh, mais pas celle qu’il avait toujours connue ; elle était blanche, propre et ne sentait pas comme des cabinets remplis de harengs crevés.
Il atterrit, dans un état de choc, sur ce qui naguère s’appelait la place des Lunes Brisées. Il y vit des fontaines. Il y en avait déjà avant, bien entendu, mais qui suintaient, qui ne jouaient pas, et qui ressemblaient à de la soupe claire. Des dalles blanchâtres recouvraient la place, parsemées de petits éclats scintillants. Et malgré le soleil posé sur l’horizon comme un demi-pamplemousse de petit déjeuner, on ne voyait pas âme qui vive alentour. Normalement, Ankh grouillait en permanence de monde, par beau comme par gros temps, la couleur du ciel n’était qu’un détail accessoire.