De la fumée survolait la ville en longs tourbillons graisseux depuis la couronne bouillonnante au-dessus de l’Université. Rien d’autre ne bougeait en dehors des fontaines.
Rincevent s’était jusqu’à présent flatté de se sentir toujours seul, même dans la cité fourmillante, mais là, il trouvait affreux d’être seul avec soi-même.
Il roula le tapis, se le jeta sur l’épaule et parcourut à pas de loup les rues fantomatiques qui menaient à l’Université.
Les portes étaient ouvertes à tous les vents. La plupart des bâtiments paraissaient à demi détruits, soit par des tirs manqués ou des ricochets. La tour de la sourcellerie, bien trop haute pour être réelle, avait l’air indemne. Contrairement à la vieille Tour de l’Art. La moitié de la magie qui visait sa voisine avait dû rebondir dessus. Des pans entiers avaient fondu et commencé de s’écouler ; certains rougeoyaient, d’autres s’étaient cristallisés, quelques-uns s’étaient tordus, aurait-on dit, pour échapper en partie aux trois dimensions classiques. On aurait même plaint la pierre d’avoir dû subir pareil traitement. Vrai, la tour avait pour ainsi dire tout enduré à l’exception de l’écroulement définitif. Elle semblait tellement éprouvée que la pesanteur avait peut-être voulu l’épargner.
Rincevent soupira et contourna en catimini le pied de la tour en direction de la bibliothèque.
En direction de l’emplacement qu’avait occupé la bibliothèque.
L’encadrement de la porte était bien là, et la plupart des murs tenaient encore debout, mais un grand morceau de toit s’était effondré et la suie avait tout noirci.
Rincevent, immobile, contempla longuement le désastre.
Puis il lâcha le tapis, se précipita, trébucha et glissa en franchissant les décombres qui bloquaient à moitié l’entrée. Les pierres étaient encore chaudes sous ses pieds. Ici et là des débris de rayonnages continuaient de fumer.
D’éventuels spectateurs auraient vu Rincevent foncer dans un sens puis dans l’autre parmi les tas où le feu couvait toujours, les gratter désespérément, rejeter du mobilier calciné, déblayer des morceaux de toit abattu avec une force quasi surhumaine.
Ils l’auraient vu s’arrêter une fois ou deux pour reprendre son souffle, puis recreuser, en se coupant les mains sur des tessons de verre à demi fondus provenant du dôme du toit.
Ses doigts fureteurs finirent par toucher quelque chose de chaud et doux.
Pris de frénésie, le mage souleva et repoussa une poutre de faîtage calcinée, creusa dans un amas de tuiles et regarda dans le trou.
Là, à moitié écrasé par la poutre, roussi par le feu, gisait un gros régime de bananes molles archimûres.
Il en cueillit prudemment une, s’assit et l’observa un moment jusqu’à ce que le bout tombe tout seul.
Puis il la mangea.
« On n’aurait pas dû le laisser partir comme ça, dit Conina.
— Comment aurions-nous pu l’en empêcher, ô bel aiglon aux yeux de biche ?
— Mais il va peut-être faire des bêtises !
— À mon avis c’est plus que probable, dit Créosote d’un air compassé.
— Tandis que nous, plus malins, on reste assis à cuire sur une plage, sans rien à boire ni à manger, c’est ça ?
— Vous pourriez me raconter une histoire, proposa Créosote, pris d’un léger tremblement.
— La ferme. »
Le Sériph se passa la langue sur les lèvres. « J’imagine que même une anecdote très courte, c’est hors de question ? » maugréa-t-il.
Conina soupira. « Il n’y a pas que les histoires dans la vie, vous savez.
— Pardon. Là, je me suis un peu oublié. »
Maintenant que le soleil était haut dans le ciel, la plage de coquillages pilés luisait comme un salant. La mer n’avait pas meilleure allure à la lumière du jour. Elle ondulait comme de l’huile fine.
De chaque côté, la plage s’étirait en courbes planes, longues et horribles, piquées de bouquets ratatinés d’herbe de dune qui vivaient de l’humidité des embruns. Il n’y avait aucune trace d’ombre.
« Telles que je vois les choses, fit Conina, on est sur une plage, ce qui veut dire que tôt ou tard on arrivera à un fleuve, alors tout ce qui reste à faire, c’est de marcher dans une direction, toujours la même.
— Oui mais, neige enchanteresse sur les pentes du mont Eritor, nous ne savons pas laquelle. »
Nijel soupira et fouilla dans son sac.
« Hum, dit-il, excusez-moi. Est-ce que ça pourrait servir, ça ? Je l’ai volée. Navré. »
Il tendit la lampe de la salle du trésor.
« Elle est magique, non ? fit-il plein d’espoir. J’en ai entendu parler, de ces lampes-là, ça ne vaudrait pas le coup d’essayer ? »
Créosote fit non de la tête.
« Mais vous avez dit que votre grand-père s’en est servi pour faire sa fortune ! remarqua Conina.
— D’une lampe, dit le Sériph, il s’est servi d’une lampe. Pas de celle-ci. Non, la vraie, c’était une vieille lampe cabossée, mais un jour un sale colporteur est passé en proposer des neuves en échange des vieilles et mon arrière-grand-mère la lui a donnée contre celle-ci. Fallait-il être bête ! Cette lampe-là ne marche pas, évidemment.
— Vous l’avez essayée ?
— Non, mais il ne l’aurait pas donnée si elle avait marché, hein ?
— Frottez-la, dit Conina. On ne risque rien.
— Moi, j’éviterais », prévint Créosote.
Nijel tint la chose avec précaution. Bizarrement, elle avait des lignes pures, comme si on avait voulu concevoir une lampe pour la vitesse.
Il la frotta.
Les effets furent curieusement insignifiants. Il y eut un plop sans conviction et un filet de fumée monta soudain près des pieds de Nijel. Un trait apparut sur la plage à un pas de la fumée. Il s’étira bientôt pour délimiter un carré de sable qui disparut.
Un homme surgit à toute pompe de la plage, s’arrêta en catastrophe et grogna.
Il avait un bronzage princier, portait un turban, un petit médaillon d’or, un short satiné et des chaussures de jogging dernier cri à bout recourbé.
Il lança : « Je veux une réponse nette. Je suis où ? »
Conina se ressaisit la première.
« Sur une plage, répondit-elle.
— Ouais, fit le génie. Ce que je veux dire, c’est : quelle lampe ? Quel monde ?
— Vous ne savez pas ? »
La créature prit la lampe des mains sans forces de Nijel.
« Oh, cette vieillerie-là. Je suis en multipropriété. Deux semaines tous les ans au mois d’août mais, évidemment, on ne trouve jamais le temps.
— Vous avez beaucoup de lampes, c’est ça ? fit Nijel.
— Côté lampes, je suis plutôt surbooké, reconnut le génie. En fait, je songe à me diversifier dans les bagues. Les bagues m’ont l’air à la hausse en ce moment. Ça bouge beaucoup dans les bagues. Excusez-moi ; que puis-je faire pour vous ? » Cette dernière question posée du ton particulier qu’on prend pour se parodier soi-même avec humour, dans l’espoir mal fondé de paraître moins crétin.
« On…
— Moi, je veux boire, lança Créosote. Et tu es censé répondre que mon souhait est un ordre.
— Oh, plus personne ne sort ce genre de truc », dit le génie, et il fit apparaître un verre de nulle part. Il gratifia Créosote d’un sourire étincelant qui dura une courte fraction de seconde.
« On veut que tu nous fasses traverser la mer jusqu’à Ankh-Morpork », dit Conina d’un ton sans réplique.
Le génie eut l’air perplexe. Alors il tira un livre[22] très épais du néant et le consulta.
22
C’était un Plénimythe, l’auxiliaire précieux de tous ceux qui œuvrent dans le mystérieux et l’hermétique. Il renfermait des listes de choses sans existence et, surtout, sans la moindre importance. Certaines de ses pages ne pouvaient être lues qu’après minuit, ou sous des éclairages spéciaux et invraisemblables. On y trouvait des détails sur des constellations souterraines et des vins non encore fermentés. Pour l’occultiste branché qui pouvait s’offrir la version reliée en peau d’araignée, il proposait même un plan du métro londonien avec les trois stations qu’on n’a jamais osé indiquer sur aucune carte destinée au public.