« C’est bizarre, ici, dit Nijel. Les murs sont drôlement courbés.
— Où on est ? fit Conina.
— Y a-t-il de l’alcool ? demanda Créosote. Sans doute que non, se répondit-il.
— Et pourquoi ça bouge ? fit Conina. Je ne me suis encore jamais trouvée entre des murs de métal. » Elle renifla. « Vous ne sentez pas une odeur d’huile ? » ajouta-t-elle avec méfiance.
Le génie réapparut, mais cette fois sans la fumée ni les effets de trappe baladeuse. Manifestement, il s’efforçait de se tenir aussi éloigné de Conina que le lui permettait la politesse.
« Tout le monde est okay ? lança-t-il.
— On est à Ankh ? fit-elle. Seulement, quand on t’a demandé de nous emmener, on s’attendait à ce que tu nous déposes quelque part où il y aurait une porte.
— Vous êtes en route, dit le génie.
— On voyage dans quoi ? »
Quelque chose dans l’hésitation que marqua l’esprit piqua dans sa partie charnue le cerveau de Nijel, qui sauta sans élan à une conclusion impensable. Le jeune héros baissa les yeux sur la lampe dans ses mains.
Il lui donna une secousse, pour voir. Le plancher bougea.
« Oh, non, dit-il. C’est physiquement impossible.
— On est dans la lampe ? » fit Conina.
La pièce trembla à nouveau lorsque Nijel essaya de regarder dans le bec.
« Ne vous inquiétez pas, dit le génie. Et même, n’y pensez pas si vous pouvez. »
Il expliqua – quoique « expliquer » soit sans doute trop positif ; dans le cas présent il aurait en réalité fallu dire : « échouer à expliquer », mais longuement –, il expliqua, donc, qu’il était parfaitement possible de se déplacer à travers le monde dans une petite lampe portée par l’un des voyageurs, la lampe elle-même se déplaçant parce que c’était une des personnes à l’intérieur qui la portait, à cause a) de la nature fractale de la réalité qui autorisait à croire que tout était dans tout le reste, et b) des relations publiques créatrices. L’astuce tablait sur le fait que les lois de la physique ne remarqueraient pas le vice de raisonnement avant la fin du voyage.
« Vu la conjoncture, il vaut mieux ne pas y penser, hein ? fit le génie.
— Comme ne pas penser à des rhinocéros roses ? dit Nijel qui eut un rire gêné lorsque les autres se mirent à le dévisager.
« C’était un jeu qu’on avait, reprit-il. Il fallait éviter de penser à des rhinocéros roses. » Il toussa. « Je n’ai jamais dit que c’était un très bon jeu. »
Il loucha une fois encore dans le bec.
« Non, reconnut Conina, pas très bon.
— Hum, fit le génie. Quelqu’un a envie de café ? De zique ? D’une petite partie de Noble Quête[24] ?
— D’un verre ? ajouta Créosote.
— Vin blanc ?
— Cochonnerie infâme. »
Le génie parut scandalisé.
« Le rouge, c’est mauvais pour… commença-t-il.
— … Mais dans la tempête, le navire ne choisit pas son porto, le coupa bien vite Créosote. Même du sauternes fera l’affaire. Mais pas de parapluie dedans. » Le Sériph dut se dire que ce n’était pas une façon de parler au génie. Il se ressaisit un peu. « Pas de parapluie, par les Cinq Lunes de Nasreem. Pas de morceaux de fruits, d’olives, de paille recourbée ni de singes pour le décor, je te l’ordonne par les Dix-sept Sidérites de Sarudin…
— Les parapluies, ce n’est pas mon genre, fit le génie, boudeur.
— C’est plutôt vide, là-dedans, dit Conina. Pourquoi tu ne meubles pas ?
— Ce que je ne comprends pas, dit Nijel, c’est la chose suivante : si on est tous dans la lampe que je tiens, alors le moi à l’intérieur en tient une autre plus petite, et dans cette lampe-là…»
Le génie s’empressa d’agiter les mains.
« Ne parlez pas de ça ! intima-t-il. S’il vous plaît ! »
Le front honnête de Nijel se plissa. « Oui, mais, dit-il, il y en a beaucoup, des moi, ou quoi ?
— C’est une histoire de cycles, mais arrêtez d’attirer l’attention dessus, ouais ?… Oh, merde. »
Il y eut le bruit ténu et désagréable de l’univers qui comprenait soudain.
Il faisait noir dans la tour ; un noyau dur de ténèbres ancestrales y demeurait depuis l’aube des temps et ne goûtait pas l’intrusion de cette arriviste de lumière du jour qui se faufilait autour de Rincevent.
Le mage sentit un déplacement d’air lorsque la porte se referma dans son dos et que l’obscurité revint à flots, remplit l’espace qu’avait occupé la lumière avec une telle précision qu’on n’aurait pas vu la ligne de raccord même si la lumière avait encore été là.
L’intérieur de la tour sentait les antiquités, avec un léger soupçon de fiente de corbeau.
Il fallait beaucoup de courage pour rester comme ça dans ce noir. Rincevent n’en avait pas tant, mais il resta quand même.
Quelque chose se mit à renifler autour de ses pieds, et il s’immobilisa complètement. La seule raison qui le retenait de bouger, c’était la crainte de marcher sur autre chose de pire.
Puis une main comme un vieux gant de cuir toucha la sienne, tout doucement, et une voix fit : « Oook. »
Rincevent leva les yeux.
L’obscurité recula, l’espace d’un instant, devant un éclair de lumière éclatante. Et Rincevent vit.
La tour entière était tapissée de livres. Ils se pressaient sur chacune des marches de l’escalier en colimaçon pourri qui s’élevait le long de la paroi intérieure. Ils s’entassaient par terre, mais d’une façon qui laissait à penser que « se blottir » aurait mieux convenu. Ils avaient pris place – d’accord, s’étaient perchés – sur le moindre rebord éboulé.
Ils l’observaient, d’une manière furtive qui n’avait rien à voir avec les six sens classiques. Les livres s’y entendent assez bien pour communiquer des pensées, pas nécessairement les leurs évidemment, et Rincevent prit conscience qu’ils voulaient lui dire quelque chose.
Il y eut un autre éclair. Il comprit qu’il s’agissait d’un tir de magie en provenance de la tour de la sourcellerie, réfléchi depuis le trou qui donnait sur le toit, tout là-haut.
En tout cas, il lui permit de reconnaître Karlou qui lui soufflait sur le pied droit. C’était déjà un soulagement. Maintenant, s’il pouvait seulement mettre un nom sur le glissement doux et répété près de son oreille gauche…
Il y eut encore un éclair charitable, et le mage se retrouva les yeux dans ceux petits et jaunes du Patricien qui griffait avec patience la paroi de son bocal de verre. C’était un grattement léger, distrait, comme si le petit lézard ne cherchait pas spécialement à sortir mais que ça l’intéressait vaguement de savoir combien de temps il mettrait à user le verre.
Rincevent baissa la tête vers la masse piriforme du bibliothécaire.
« Il y en a des milliers, chuchota-t-il d’une voix qu’absorbèrent et réduisirent au silence les rangs serrés des livres. Comment tu as fait pour tous les amener ici ?
— Oook oook.
— Ils ont quoi ?
— Oook, répéta le bibliothécaire qui battit vigoureusement de ses coudes dépourvus de poils.
— Volé ?
— Oook.
— Ils savent voler ?
— Oook, opina le bibliothécaire.
— Ç’a dû être drôlement impressionnant. J’aimerais bien voir ça un jour.
— Oook. »
Les livres n’en avaient pas tous réchappé. La plupart des grimoires importants s’en étaient sortis, mais un herbier en sept volumes avait laissé son index dans les flammes et plus d’une trilogie déplorait la perte d’un tome. Certains ouvrages avaient leur reliure roussie ; d’autres n’avaient plus de couverture et laissaient pitoyablement pendre leur brochage par terre.
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Très populaire parmi les dieux, demi-dieux, démons et autres créatures surnaturelles qui se sentent à l’aise avec des questions comme : « De quoi s’agit-il ? » et « Quand tout ça va-t-il finir ? »