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On gratta une allumette, et des pages bruissèrent, inquiètes, le long des murs. Mais ce n’était que le bibliothécaire qui allumait une bougie avant de traverser la salle d’un pas traînant, surplombé d’une ombre menaçante assez grande pour escalader des gratte-ciel. Il avait installé une table rudimentaire contre un mur, jonchée d’outils mystérieux, de pots d’adhésifs rares et d’un étau de relieur qui serrait déjà un in-folio gravement atteint. Quelques minces traits de feu magique parcouraient péniblement l’ouvrage.

L’anthropoïde fourra le bougeoir dans la main de Rincevent, saisit un scalpel et une paire de petites pinces, puis se pencha sur le livre tremblant. Rincevent pâlit.

« Hum, fit-il, euh… Est-ce que ça t’ennuie si je m’en vais ? Je m’évanouis à la vue de la colle. »

Le bibliothécaire refusa de la tête et désigna d’un coup de pouce absorbé un plateau d’outils.

« Oook », ordonna-t-il. Rincevent acquiesça d’un air malheureux et lui tendit docilement une paire de ciseaux à long bec. Le mage grimaça lorsque deux pages endommagées furent sectionnées et tombèrent par terre.

« Qu’est-ce que tu lui fais ? parvint-il à demander.

— Oook.

— Une appendicectomie ? Oh. »

L’anthropoïde fit un nouveau signe du pouce sans lever les yeux. Rincevent pécha une aiguille et du fil rangés sur le plateau et les lui tendit. Le silence ne fut alors plus troublé que par le crissement du fil qu’on passait à travers le papier, puis le bibliothécaire se redressa et annonça :

« Oook. »

Rincevent sortit son mouchoir pour éponger le front du primate.

« Oook.

— De rien. Est-ce… qu’il va s’en tirer ? »

Le bibliothécaire fit oui de la tête. Un soupir de soulagement général, presque inaudible, tomba des gradins de livres au-dessus d’eux.

Rincevent s’assit. Les livres avaient peur. Ils étaient terrifiés, même. La présence du sourcelier leur faisait froid dans le dos, et la force de leur attention se referma autour du mage comme un étau.

« Très bien, marmonna-t-il, mais qu’est-ce que je peux y faire ?

— Oook. » Le bibliothécaire lui lança un regard qui eût été narquois par-dessus une paire de lunettes demi-lune, s’il en avait porté, et tendit la main vers un autre livre.

« Écoute : tu sais que je ne suis pas bon en magie.

— Oook.

— Cette sourcellerie, là, ça ne rigole pas. Ça remonte aux origines, à l’aube des temps. Ou aux alentours du petit déjeuner, en tout cas.

— Oook.

— Ça finira par tout détruire, non ?

— Oook.

— Il est temps que quelqu’un y mette le holà, d’accord ?

— Oook.

— Seulement, ça ne peut pas être moi, tu vois. En venant ici, je croyais pouvoir faire quelque chose, mais cette tour ! Elle est si grande ! Elle doit être à l’épreuve de toute magie ! Si des mages vraiment puissants n’arrivent à rien, comment moi, j’y arriverais ?

— Ook, reconnut le bibliothécaire qui recousait un dos cassé.

— Alors, tu vois, je crois qu’un autre doit s’y coller pour sauver le monde cette fois-ci. Moi, je ne vaux rien pour ça. »

L’anthropoïde hocha la tête, tendit le bras et décoiffa Rincevent de son chapeau.

« Hé ! »

Le bibliothécaire l’ignora, saisit une paire de grands ciseaux.

« Écoute, c’est mon chapeau, si ça ne te fait rien ne t’avise pas de faire ça à mon…»

Il s’élança et fut récompensé d’un coup de poing sur le côté de la tête, ce qui l’aurait étonné s’il avait eu le temps d’y réfléchir ; le bibliothécaire se déplaçait peut-être en traînant les pieds, avec son air bonhomme de ballon bloblotant, mais sa peau distendue dissimulait un formidable châssis cantilever de muscles et d’os capable de faire passer une pleine poignée d’articulations calleuses à travers une planche de chêne épaisse. Se jeter contre le bras du bibliothécaire revenait à percuter une barre de fer poilue.

Karlou se mit sauter sur place et à japper, tout excité.

Rincevent poussa un cri rauque, intraduisible, de fureur, rebondit sur le mur, saisit au passage une pierre tombée par terre en guise de gourdin rudimentaire, repartit à l’assaut et s’arrêta net.

Le bibliothécaire était accroupi au milieu de la pièce ; ses ciseaux touchaient – mais ne coupaient pas – le chapeau.

Et il souriait à Rincevent.

Ils restèrent ainsi figés quelques secondes, comme un tableau vivant. Puis l’anthropoïde lâcha les ciseaux, chassa par des pichenettes plusieurs grains de poussière imaginaires du chapeau dont il redressa la pointe avant de le remettre sur la tête du mage.

Un instant plus tard, le choc passé, Rincevent se rendit compte qu’il tenait à bout de bras une pierre très grosse et terriblement lourde. Il réussit à la rejeter de côté avant qu’elle ne retrouve ses esprits et ne se souvienne de lui tomber dessus.

« Je vois, dit-il en se laissant choir le long du mur et en se frottant les coudes. Et tout ça, c’est censé m’apprendre quelque chose, hein ? Une leçon de morale, Rincevent face à lui-même, à lui de trouver pour quelle cause il est vraiment prêt à se battre. Hein ? Eh bien, c’était un très sale tour. Et je vais te dire une bonne chose. Si tu crois que ça a pris… – il saisit le bord du chapeau – … si tu crois que ça a pris… Si tu crois que j’ai… Tu repasseras. Écoute, c’est… Si tu crois…»

Le silence retomba sur son bredouillage. Il haussa les épaules.

« D’accord. Mais en fin de compte, qu’est-ce que je peux vraiment faire ? »

Le bibliothécaire répondit d’un geste ample qui signifiait, aussi clairement que « oook », que Rincevent était un mage pourvu d’un chapeau, d’une bibliothèque de livres magiques et d’une tour. Autant dire tout ce dont un homme de l’art a besoin. Un anthropoïde, un petit fox-terrier à mauvaise haleine et un lézard dans un bocal, c’était en supplément.

Rincevent sentit une légère pression sur son pied. Karlou, extrêmement lent à saisir, avait refermé ses gencives édentées sur le bout de sa chaussure et la suçait méchamment.

Il attrapa le petit chien par la peau du cou et par le tronçon hérissé qu’il tenait pour sa queue, faute d’un meilleur mot, et l’écarta gentiment. « D’accord, dit-il. Tu ferais bien de me dire ce qui s’est passé ici. »

* * *

Depuis les montagnes de Caraque qui dominaient la vaste et froide plaine de Sto où Ankh-Morpork s’égaillait comme un sac d’épicerie tombé par terre, le spectacle était particulièrement impressionnant. Des tirs perdus et des ricochets de la guerre magique fusaient tout autour et par-dessus, dans un nuage cratériforme d’air figé dont le cœur fulgurait et scintillait de lumières étranges.

Les routes qui en rayonnaient étaient noires de réfugiés. Toutes les auberges et tavernes en bordure affichaient complet. Ou presque toutes.

Personne n’avait l’air de vouloir s’arrêter au petit bistro plutôt coquet qui nichait parmi les arbres juste à l’écart de la route de Quirm. Non parce que les passants craignaient d’y entrer, non ; pour le moment, on ne leur permettait pas de la remarquer, tout bonnement.

Il y eut une perturbation atmosphérique à près d’un kilomètre de là, et trois silhouettes tombèrent de nulle part dans un bosquet de lavande.

Elles restèrent étendues sur le dos, au soleil parmi les branches brisées et odorantes, jusqu’à ce qu’elles retrouvent leurs esprits. Puis Créosote demanda : « Où sommes-nous, à votre avis ?