« Chais pas, dit la Famine. J’crois pas. »
La Pestilence ferma ses yeux chassieux et s’adossa contre les pierres chaudes.
« Moi, je crois, dit-il, que ç’avait à voir avec la fin du monde. »
La Guerre se borna à se gratter le menton d’un air songeur. Il eut un hoquet.
« Quoi, du monde entier ? fit-il.
— M’est avis qu’oui. »
Les habitants retournaient à Ankh-Morpork, laquelle n’était plus une cité de marbre déserte mais avait retrouvé son aspect d’antan : elle s’étalait au hasard, bigarrée, telle une flaque de vomi sur le trottoir du restaurant de plats à emporter, ouvert toute la nuit, de l’Histoire.
La Guerre s’absorba encore dans ses réflexions. « Moi, m’est avis qu’on l’a échappé belle, alors. »
Et on avait rebâti l’Université, ou elle s’était rebâtie toute seule, à moins que par une quelconque étrangeté elle n’eût jamais été débâtie ; chaque racine de lierre, chaque battant pourri de fenêtre avait réintégré sa place. Le sourcelier avait offert de tout remettre à neuf avec des bois étincelants, des pierres immaculées, mais le bibliothécaire avait été ferme là-dessus. Il voulait que tout soit remis à vieux.
Les mages revinrent discrètement avec l’aube, seuls ou par deux, pour se précipiter vers leurs anciennes chambres en évitant autant que possible les regards des collègues, en essayant de se rappeler un passé récent qui leur paraissait déjà irréel, du domaine du rêve.
Conina et Nijel arrivèrent aux alentours du petit déjeuner et, par pure bonté d’âme, trouvèrent une pension pour le cheval de la Guerre[27]. Ce fut Conina qui insista pour chercher Rincevent à l’Université et qui, par conséquent, vit la première les livres.
Ils s’envolaient hors de la Tour de l’Art, décrivaient un cercle autour des bâtiments de l’Université et piquaient sur la porte de la bibliothèque réincarnée. Un ou deux grimoires parmi les plus effrontés poursuivaient des moineaux ou planaient comme des faucons au-dessus de la cour.
Le bibliothécaire, adossé contre l’embrasure de la porte, regardait ses protégés d’un œil bienveillant. Il frétilla des sourcils à l’intention de Conina, ce qui chez lui se rapprochait le plus d’un salut classique.
« Rincevent est là ? demanda-t-elle.
— Oook.
— Pardon ? »
L’anthropoïde ne répondit pas mais prit Conina et Nijel par la main et, marchant entre eux deux comme un sac entre deux piquets, leur fit traverser la cour pavée en direction de la tour.
Quelques bougies étaient allumées à l’intérieur, et ils virent Thune assis sur un tabouret. Le bibliothécaire les introduisit en saluant, comme un ancien serviteur d’une famille de vieille souche, et se retira.
Thune leur adressa un signe de tête. « Il sait quand on ne le comprend pas, dit-il. Il est remarquable, non ?
— Qui êtes-vous ? demanda Conina.
— Thune, répondit Thune.
— Vous êtes étudiant ici ?
— J’apprends beaucoup, je crois. »
Nijel déambulait le long des murs et leur donnait de temps en temps un petit coup. Il devait y avoir une bonne raison qui les empêchait de tomber, auquel cas elle ne ressortissait pas du génie civil.
« Vous cherchez Rincevent ? » fit Thune.
Conina fronça les sourcils. « Comment vous avez deviné ?
— Il m’a dit que des gens viendraient le chercher. »
Conina se détendit. « Pardon, fit-elle, on est passés par des moments difficiles. J’ai cru que c’était peut-être un tour de magie, n’importe quoi. Il va bien, n’est-ce pas ? Je veux dire, il s’est passé quoi ? Il s’est battu contre le sourcelier ?
— Oh, oui. Et il a gagné. C’était très… intéressant. J’ai tout vu. Mais après, il a dû partir, dit Thune comme s’il récitait.
— Quoi, comme ça ? fit Nijel.
— Oui.
— Je n’en crois rien », dit Conina. Elle se ramassait peu à peu, ses phalanges blanchissaient.
« C’est vrai, répliqua Thune. Tout ce que je dis est vrai. C’est obligé.
— Je veux…» commença Conina, et Thune se leva, étendit une main et dit : « Arrêtez. »
Elle se pétrifia. Nijel se figea au milieu d’un froncement de sourcils.
« Vous allez partir, dit Thune d’une voix douce et égale, et vous ne poserez plus de questions. Vous serez entièrement satisfaits. Vous aurez toutes vos réponses. Vous vivrez à jamais heureux par la suite. Vous ne vous rappellerez plus ce que vous venez d’entendre. Maintenant, allez-vous-en. »
Ils se retournèrent lentement, raides comme des marionnettes, et marchèrent ensemble vers la porte. Le bibliothécaire la leur ouvrit, la leur fit franchir et la referma derrière eux.
Puis il considéra Thune qui s’affaissa sur son tabouret.
« D’accord, d’accord, fit le gamin, mais c’était juste un peu de magie. Il le fallait. Vous avez vous-même dit que tout le monde devait oublier.
— Oook ?
— Je ne peux pas m’en empêcher ! C’est trop facile de changer les choses ! » Il se prit la tête dans les mains. « Faut seulement que je trouve comment m’en sortir ! Je ne peux pas rester, je casse tout ce que je touche, c’est comme vouloir dormir sur un tas d’œufs ! Ce monde a la coquille trop mince ! S’il vous plaît, dites-moi quoi faire ! »
L’anthropoïde tourniqua plusieurs fois sur son derrière, signe indubitable de profonde réflexion.
Il ne reste aucune trace des paroles exactes du bibliothécaire, mais Thune sourit, approuva de la tête, lui serra la main, ouvrit les siennes, les leva, les redescendit comme pour décrire une ouverture et passa dans un autre monde. Dans ce monde il y avait un lac, des montagnes au loin et quelques faisans qui l’observèrent avec méfiance depuis le couvert des arbres. Le tour de magie que tous les sourceliers apprennent un jour ou l’autre.
Les sourceliers ne font jamais partie intégrante du monde. Ils l’endossent un moment, c’est tout.
Il regarda derrière lui, au milieu du gazon, et agita la main en direction du bibliothécaire. L’autre lui répondit d’un hochement de tête encourageant.
Puis la bulle se contracta sur elle-même, et le dernier sourcelier disparut du Disque pour vivre dans un monde à lui.
Bien que le fait n’ait pas grand-chose à voir avec cette histoire, il est intéressant de signaler qu’à sept ou huit kilomètres de là, une petite volée d’oiseaux, ou plutôt un troupeau en l’occurrence, avançait avec précaution à travers les arbres. Ils avaient une tête de flamant, un corps de dindon et des pattes de lutteur de sumo ; ils marchaient par saccades, par à-coups, comme s’ils avaient la tête rattachée aux pattes par des élastiques. Ils appartenaient à une espèce unique, même parmi la faune du Disque, en ceci que leur principal moyen de défense consistait à tant faire rire les prédateurs qu’ils avaient le temps de s’enfuir avant que ceux-ci n’aient retrouvé leur sérieux.
Rincevent eût été vaguement satisfait d’apprendre qu’il s’agissait de jahars.
Les affaires étaient calmes au Tambour Rafistolé. Le troll enchaîné au montant de la porte, à l’ombre, se retirait quelqu’un d’entre les dents, l’air pensif.
Créosote chantonnait tout seul. Il avait découvert la bière sans qu’il fût besoin de la payer parce que les compliments – une monnaie rarement employée par les amants d’Ankh – produisaient un effet étonnant sur la fille du patron. Une bonne grosse fille dont la silhouette avait la couleur et, sans vouloir trop entrer dans les détails, l’allure d’un pain avant cuisson. Elle était intriguée. Personne n’avait encore comparé ses seins à des melons parés de bijoux.
27
Lequel décida avec sagesse de ne plus voler, ne fut jamais réclamé et termina ses jours comme cheval d’attelage d’une vieille dame. Ce que fit la Guerre à son propos n’apparaît dans aucune archive, mais il est à peu près certain qu’il s’en acheta un autre.