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— Allons, allons, fit Cudebouc. Comment tu t’appelles, p’tit gars ?

— Thune.

— Thune, monsieur ! aboya Duzinc.

— Bon, d’accord, Thune, fit Cudebouc. Tu veux voir ce que je fais de mieux, hein ?

— Oui.

— Oui, monsieur ! » raboya Duzinc. Thune lui lança un regard lourd qui ne cillait pas, aussi vieux que le temps, le genre de regard qui se dore sur les rochers des îles volcaniques sans jamais se lasser. Duzinc sentit sa bouche s’assécher.

Cudebouc avança les mains pour réclamer le silence. Puis, d’un grand geste théâtral, il roula la manche de son bras gauche et tendit les doigts.

Les mages rassemblés l’observaient avec intérêt. Les huitième niveau étaient en principe au-dessus des tours de magie ; ils passaient le plus clair de leur temps à méditer – généralement sur le prochain menu – et, bien entendu, à se préserver des attentions des confrères ambitieux du septième. Le spectacle méritait d’être vu.

Cudebouc sourit au gamin, lequel lui répondit par un regard qui se focalisa sur un point situé à une dizaine de centimètres derrière le crâne du vieux mage.

Vaguement décontenancé, Cudebouc fléchit les doigts. Ce n’était soudain plus le jeu qu’il avait prévu, et il éprouva le besoin impérieux d’impressionner, vite remplacé par un vif sentiment de contrariété à l’idée de s’être laissé bêtement démonter.

« Je vais te montrer, dit-il avant de prendre une profonde respiration, le Jardin Merveilleux de Maligrane. »

Des murmures montèrent des dîneurs. Quatre mages seulement dans toute l’histoire de l’Université avaient jamais réussi le Jardin en entier. La plupart étaient capables de créer les arbres et les fleurs, et quelques-uns les oiseaux. Ce n’était pas le sortilège le plus puissant, il ne déplaçait pas les montagnes, mais réaliser les menus détails contenus dans les syllabes complexes de Maligrane exigeait un savoir-faire très au point.

« Tu remarqueras, ajouta Cudebouc : rien dans ma manche. »

Ses lèvres commencèrent à remuer. Ses mains voltigèrent. Une flaque d’étincelles dorées lui grésilla dans une paume, s’éleva en courbe, forma une vague sphère dont les détails se précisèrent peu à peu…

D’après la légende, Maligrane, l’un des derniers vrais sourceliers, avait créé dans le Jardin un petit univers personnel à fermeture automatique, hors du temps, où il pouvait fumer tranquille et réfléchir un peu, loin des tracas du monde. Ce qui en soi constituait un mystère, car il était inconcevable pour tout mage qu’un être de la puissance d’un sourcelier pût avoir le moindre tracas ici-bas. Quelles que fussent ses raisons, Maligrane s’était retiré de plus en plus profondément dans son domaine, puis un jour avait refermé l’entrée derrière lui.

Le jardin était une boule scintillante entre les mains de Cudebouc. Les mages les plus proches se tordaient le cou, admiratifs, par-dessus ses épaules, et leurs regards plongeaient dans une sphère d’une soixantaine de centimètres qui montrait un paysage délicat, parsemé de fleurs ; il y avait un lac au second plan, complet jusque dans les vaguelettes, et des montagnes violettes derrière une forêt de belle allure. De tout petits oiseaux comme des abeilles volaient d’arbre en arbre et deux cerfs pas plus gros que des souris s’arrêtèrent de brouter pour dresser la tête et fixer Thune.

Qui trouva à redire : « Pas mal. Donnez-le moi. »

Il retira le globe impalpable des mains du mage et le leva.

« Pourquoi il n’est pas plus gros ? » demanda-t-il.

Cudebouc s’épongea le front avec un mouchoir bordé de dentelle.

« Eh bien, fit-il faiblement, tellement abasourdi par le ton du gamin qu’il était incapable de se sentir offensé, depuis le temps, l’efficacité du sortilège s’est plutôt…»

Thune garda un moment la tête penchée de côté, comme s’il écoutait quelque chose. Puis il chuchota quelques syllabes et caressa la surface de la sphère.

Elle se dilata. Un instant jouet entre les mains du garçon, l’instant suivant…

… les mages se retrouvèrent les pieds dans l’herbe fraîche d’une prairie ombragée descendant vers le lac. Un vent léger soufflait des montagnes ; il embaumait le thym et le foin. Le ciel était d’un bleu profond, teinté de violet au zénith.

Les cerfs observèrent les nouveaux venus d’un œil méfiant depuis leur pâture sous les arbres.

Duzinc baissa les yeux de saisissement. Un paon lui picorait les lacets de chaussures.

« …» commença-t-il sans aller plus loin. Thune tenait toujours une sphère, une sphère remplie d’air. À l’intérieur, déformée, comme vue à travers un objectif à 180° ou un cul de bouteille, on reconnaissait la Grande Salle de l’Université Invisible.

Le gamin regarda les arbres autour de lui, plissa les yeux d’un air songeur en direction des montagnes coiffées de neige au loin et hocha la tête à l’intention des hommes étonnés.

« Pas mal, dit-il. Faudra que je revienne ici. » Il remua les mains en un geste biscornu qui donnait l’impression, inexplicablement, qu’elles se retournaient comme des gants.

Les mages se retrouvèrent d’un coup dans la salle ; le gamin tenait dans sa paume le Jardin qui se réduisait. Dans un silence lourd, accablé, il le remit dans les mains de Cudebouc et déclara : « C’était très intéressant. Maintenant, moi, je vais faire de la magie. » Il leva les bras, fixa Cudebouc et le fit disparaître. Ce qui déclencha le chahut, comme c’est souvent le cas dans de telles occasions. En son centre se tenait Thune, parfaitement calme, environné d’un nuage grossissant de fumée graisseuse.

Ignorant le tumulte, Duzinc se pencha lentement et, avec une extrême prudence, ramassa une plume de paon par terre. Il se la passa pensivement d’avant en arrière sur les lèvres tandis que son regard allait de la porte d’entrée au gamin puis au siège vacant de l’Archichancelier ; sa bouche étroite se pinça et s’étira en un sourire.

* * *

Une heure plus tard, alors que le tonnerre se mettait à gronder dans le ciel clair au-dessus de la ville, que Rincevent commençait à chantonner et à oublier les cancrelats et qu’un matelas solitaire errait par les rues, Duzinc ferma la porte du cabinet de l’Archichancelier et se retourna face à ses collègues mages.

Ils étaient au nombre de six, et très inquiets.

Si inquiets, nota Duzinc, qu’ils l’écoutaient, lui, un simple cinquième niveau.

« Il est parti se coucher, dit-il, avec un lait chaud.

— Du lait ? fit l’un des mages d’une voix à la fois lasse et horrifiée.

— Il est trop jeune pour boire de l’alcool, expliqua l’intendant.

— Oh, oui. Suis-je bête ! »

Le mage aux yeux caves de l’autre côté demanda : « Vous avez vu ce qu’il a fait à la porte ?

— Moi, je sais ce qu’il a fait à Cudebouc !

— Il a fait quoi, au juste ?

— Je ne veux pas le savoir !

— Chers confrères, chers confrères », fit Duzinc avec douceur. Il baissa les yeux sur leurs visages inquiets et songea : trop de dîners. Trop d’après-midi à attendre que les serviteurs apportent le thé. Trop de temps passé dans des pièces confinées à lire de vieux livres écrits par des morts. Trop de brocart d’or et de cérémonies ridicules. Trop de graisse. Toute l’Université est mûre pour un bon coup de collier…

Ou un bon coup de fouet…

« Je me demande si on a, euh… vraiment un problème », dit-il.

Saucien Derment, des Sages de l’Ombre Inconnue, cogna du poing sur la table.

« Juste ciel, mon vieux ! jeta-t-il. Un enfant s’amène chez nous, surgi de la nuit, il triomphe de deux des meilleurs éléments de l’Université, s’installe dans le siège de l’Archichancelier, et vous vous demandez si on a un problème ? Ce gamin, c’est un mage-né ! D’après ce qu’on a vu ce soir, personne sur le Disque n’est de taille à l’affronter !