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À présent que l’alcool avait engourdi ses muscles, il pouvait réfléchir, commencer, essayer. Tenter de regarder le monstre que l’évocation de Neptune avait, enfin, fait émerger de ses propres cavernes. Le clandestin, le terrible intrus. L’assassin invincible et altier qu’il nommait le Trident. L’imprenable tueur qui avait fait chanceler sa vie, trente ans plus tôt. Pendant quatorze années, il l’avait pourchassé, traqué, espérant chaque fois le saisir et sans cesse perdant sa proie mouvante. Courant, tombant, courant encore.

Et tombant. Il y avait laissé des espoirs et, surtout, il y avait perdu son frère. Le Trident avait échappé, toujours. Un titan, un diable, un Poséidon de l’enfer. Levant son arme à trois pointes et tuant d’un seul coup au ventre. Laissant derrière lui ses victimes empalées, marquées de trois trous rouges en ligne.

Adamsberg se redressa dans son fauteuil. Les trois punaises rouges alignées au mur de son bureau, les trois trous sanglants. La longue fourchette à trois dents que maniait Enid, le reflet des pointes du Trident. Et Neptune, levant son sceptre. Les images qui lui avaient fait si mal, déclenchant les tornades, faisant affluer le chagrin, libérant en une coulée de boue son angoisse revenue.

Il aurait dû savoir, songeait-il maintenant. Relier la violence de ces chocs à l’ampleur douloureuse de sa longue marche avec le Trident. Puisque nul ne lui avait causé plus de douleur et d’effroi, de détresse et de rage que cet homme. La béance que le tueur avait creusée dans sa vie, il avait fallu, il y a seize ans, la colmater, la murer et puis l’oublier. Elle s’ouvrait brutalement sous ses pas, ce jour et sans raison.

Adamsberg se leva et arpenta la pièce, bras croisés sur son ventre. D’un côté, il se sentait délivré et presque reposé d’avoir identifié l’œil du cyclone. Les tornades ne reviendraient plus. Mais la brutale réapparition du Trident l’effarait. En ce lundi 6 octobre, il ressurgissait tel un spectre passant soudainement les murailles. Réveil inquiétant, retour inexplicable. Il rangea la bouteille de genièvre et rinça soigneusement son verre. À moins qu’il ne comprenne pourquoi, qu’il ne sache pour quelle raison le vieil homme avait ressuscité. Entre sa paisible arrivée à la Brigade et le surgissement du Trident, il lui manquait à nouveau un lien.

Il s’assit au sol, le dos contre le radiateur, les mains enserrant ses genoux, songeant au grand-oncle ainsi calé dans un creux de rocher. Il lui fallait se concentrer, fixer un point, plonger son œil au plus profond sans lâcher prise. Revenir à la première apparition du Trident, à la rafale initiale. Lorsqu’il parlait de Rembrandt donc, lorsqu’il expliquait à Danglard la faille de l’affaire d’Hernoncourt. Il se repassa cette scène en esprit. Autant mémoriser les mots exigeait de lui un effort laborieux, autant les images s’incrustaient aisément en lui comme des cailloux dans la terre molle. Il se revit assis sur l’angle du bureau de Danglard, il revit le visage mécontent de son adjoint sous son bonnet à pompon tronqué, le gobelet de vin blanc, la lumière qui venait de la gauche. Et lui, parlant du clair-obscur. Dans quelle attitude ? Bras croisés ? Sur les genoux ? Main sur la table ? Dans les poches ? Que faisait-il de ses mains ?

Il tenait un journal. Il l’avait attrapé sur la table, déplié, et feuilleté sans le voir durant sa conversation. Sans le voir ? Ou bien au contraire en le regardant ? Si fort qu’une lame de fond avait jailli de sa mémoire ?

Adamsberg consulta sa montre, cinq heures vingt du matin. Il se releva rapidement, réajusta sa veste chiffonnée et sortit. Sept minutes plus tard, il déverrouillait l’alarme du portail et pénétrait dans les locaux de la Brigade. Le hall était glacé, le spécialiste qui devait venir à dix-neuf heures n’était pas venu.

Il salua le planton de garde et se glissa sans bruit dans le bureau de son adjoint, évitant d’alerter l’équipe de nuit de sa présence. Il n’alluma que la lampe du bureau et chercha le journal. Danglard n’était pas homme à le laisser traîner sur sa table et Adamsberg le trouva rangé dans le meuble classeur. Sans prendre le temps de s’asseoir, il en tourna les pages en quête de quelque signe neptunien. Ce fut pire. En page sept, et sous le titre « Une jeune fille assassinée de trois coups de couteau à Schiltigheim », une mauvaise photo révélait un corps sur une civière. En dépit de la trame clairsemée du cliché, on distinguait le pull bleu pâle de la jeune fille et, au haut du ventre, trois trous rouges en ligne.

Adamsberg contourna la table et s’assit dans le fauteuil de Danglard. Il tenait entre les doigts le dernier fragment du clair-obscur, les trois blessures entraperçues. Cette marque sanglante tant de fois vue par le passé, signalant le passage du tueur qui gisait dans sa mémoire, inerte depuis seize ans. Que cette photo avait réveillé en sursaut, déclenchant la terrible alarme et le retour du Trident.

À présent, il était calme. Il ôta la feuille du quotidien, la plia et la fourra dans sa poche intérieure. Les éléments étaient en place et les rafales ne reviendraient plus. Pas plus que le Trident, exhumé sur un simple croisement d’images. Et qui, après ce bref malentendu, irait rejoindre sa caverne d’oubli.

VI

La réunion des huit membres de la mission Québec se déroula à une température de 8° dans une morne ambiance alanguie par le froid. La partie eût pu être perdue sans la présence capitale du lieutenant Violette Retancourt. Sans gants ni bonnet, elle ne montrait pas le moindre signe de désagrément. Au contraire de ses collègues qui, les maxillaires crispés, s’exprimaient d’une voix tendue, elle conservait son timbre fort et bien trempé, accru par l’intérêt qu’elle accordait à la mission Québec. Elle était encadrée de Voisenet, nez baissé dans son écharpe, et du jeune Estalère, qui vouait au lieutenant polyvalent un véritable culte, comme à une déesse toute-puissante, une corpulente Junon mâtinée d’une Diane chasseresse et d’une Shiva à douze bras. Retancourt encourageait, démontrait, concluait. Elle avait visiblement converti aujourd’hui son énergie en force de conviction et Adamsberg, souriant, la laissait mener le jeu. Malgré sa nuit chaotique, il se sentait détendu et revenu à son étiage normal. Le genièvre ne lui avait pas même laissé une barre au front.

Danglard observait le commissaire qui se balançait sur son siège, toute nonchalance retrouvée, semblant avoir oublié son ressentiment de la veille et jusqu’à leur conversation nocturne avec le dieu de la Mer. Retancourt parlait toujours, contrant les arguments négatifs, et Danglard sentait qu’il perdait rapidement du terrain, qu’une force inéluctable le poussait vers les portes de ce Boeing aux réacteurs bourrés d’étourneaux.

Retancourt l’emporta. À douze heures dix, le départ pour la GRC de Gatineau fut voté, par sept voix contre une. Adamsberg leva la séance et partit annoncer leur décision au préfet. Il retint Danglard dans le couloir.

— Ne vous en faites pas, dit-il. Je tiendrai le fil. Je fais cela très bien.

— Quel fil ?

— Le fil qui tient l’avion, expliqua Adamsberg en serrant son pouce et son index.

Adamsberg hocha la tête pour valider sa promesse et s’éloigna. Danglard se demanda si le commissaire venait de se foutre de lui. Mais il semblait sérieux, comme s’il pensait réellement tenir les fils des avions, les empêchant de tomber. Danglard passa la main sur son pompon, devenu depuis cette nuit un apaisant repère. Et curieusement, l’idée de ce fil, et d’Adamsberg pour le tenir, le rassura un peu.

À l’angle de la rue se dressait une grande brasserie où l’on vivait bien et où l’on mangeait mal, tandis que s’ouvrait en face un petit café où l’on vivait mal et où l’on mangeait bien. Ce choix d’existence assez crucial s’imposait presque quotidiennement aux membres de la Brigade, qui hésitaient entre l’assouvissement du goût dans un lieu sombre et mal chauffé et le confort de la vieille brasserie, qui avait conservé ses banquettes des années trente, mais recruté un chef cuisinier calamiteux. Aujourd’hui, la question du chauffage l’emporta sur toute autre considération et une vingtaine d’agents conflua vers le restaurant. Il portait le nom de Brasserie des Philosophes, ce qui avait quelque chose d’incongru dès lors qu’une soixantaine de flics y défilait par jour, dans l’ensemble peu portés sur le maniement des concepts. Adamsberg observa la direction du flux de ses hommes et bifurqua vers le bistrot mal chauffé, Le Buisson. Il avait à peine mangé depuis vingt-quatre heures, ayant dû abandonner sa nourriture irlandaise aux souffles de la rafale.