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— À partir de là, j’ai prévenu Laliberté. J’avais le témoignage du gardien et l’ADN de la goutte de sang. Criss, il a étouffé bleu que je lui aie conté des menteries sur mes maladies. Je peux t’açartener qu’il m’a donné de la marde et défilé son chapelet. Il m’a même accusé d’avoir été de complice avec toi et de t’avoir aidé à prendre le bord. Faut dire que j’avais royalement mis le doigt entre l’arbre et l’écorce. Mais je lui ai parlé raison et j’ai réussi à lui faire baisser le diapason. Parce qu’avec le boss, tu sais, c’est la rigueur qui compte avant tout. Alors il s’est refroidi les sangs et il a pigé qu’il y avait quelque chose qui faisait pas la centaine. D’un coup, il a soulevé mer et monde et il a autorisé les prélèvements. Et il a levé l’accusation.

Adamsberg regardait tour à tour Danglard et Sanscartier. Deux hommes qui ne l’avaient pas lâché d’un centimètre.

— Cherche pas tes mots, dit Sanscartier. Tu reviens de trop loin.

La voiture avançait péniblement dans les embouteillages à l’entrée de Paris. Adamsberg s’était installé à l’arrière, à moitié allongé sur les sièges, la tête appuyée contre la vitre, les yeux mi-clos, attentif au paysage connu qui défilait devant lui, attentif à la nuque des deux hommes qui l’avaient tiré de là. Fin de la fuite de Raphaël. Et fin de la sienne. La nouveauté et l’apaisement étaient tels qu’ils l’assommaient d’une fatigue irrépressible.

— Je peux pas accroire que t’as arrimé cette histoire de Mah-Jong, lui dit Sanscartier. Laliberté était abasourdi, il a dit que c’était une job d’équerre. Il t’en parlera après-demain.

— Il vient ?

— C’est normal que tu le ressentes plus, mais après-demain, c’est la remise de promotion de ton capitaine. Tu te souviens-tu ? Ton gros casque, Brézillon, il a convié le surintendant, histoire qu’ils ramarrent les bouts ensemble.

Adamsberg eut du mal à réaliser que, s’il le voulait, il pouvait entrer ce jour à la Brigade. Marcher sans son bonnet arctique, pousser la porte, dire bonjour. Serrer des mains. Acheter du pain. S’asseoir sur le parapet de la Seine.

— Je cherche un moyen de te remercier, Sanscartier, et je ne le trouve pas.

— Inquiète-toi pas, c’est fait. Je retourne sur le terrain à Toronto, Laliberté m’a nommé inspecteur. Grâce à ton esti de cuite.

— Mais le juge s’est fait la quille de l’air, dit Danglard sombrement.

— Il sera condamné par contumace, dit Adamsberg. Vétilleux sortira de taule et les autres aussi. C’est tout ce qui compte après tout.

— Non, dit Danglard en secouant la tête. Il y a la quatorzième victime.

Adamsberg se redressa et posa ses coudes sur les dossiers des sièges avant. Sanscartier dégageait un parfum de lait d’amande.

— La quatorzième victime, je l’ai pognée par les gosses, dit-il en souriant.

Danglard lui jeta un œil dans le rétroviseur. Le premier sourire vrai, observa-t-il, depuis plus de six semaines.

— La dernière pièce, dit Adamsberg, est l’élément majeur. Sans elle, rien n’est fait, rien n’est joué et rien n’a de sens. Elle détermine la victoire de la main d’honneurs, elle porte le jeu tout entier.

— Logique, dit Danglard.

— Et cette pièce majeure et précieuse entre toutes sera un dragon blanc. Mais un dragon blanc suprême pour l’achèvement, l’honneur par excellence. L’éclair, la foudre, la lumière blanche. Ce sera lui-même, Danglard. Le Trident rejoignant père et mère en un brelan parfait, de trois pièces, une fois l’œuvre accomplie.

— Il va s’empaler ? Au trident ? dit Danglard en fronçant les sourcils.

— Non. C’est sa mort naturelle qui fermera d’elle-même la main. C’est dans votre enregistrement, Danglard, il l’a dit. Même en prison, même dans la tombe, cette dernière pièce ne m’échappera pas.

— Mais il doit tuer ses victimes avec ce foutu trident, objecta Danglard.

— Pas celle-ci. Le juge est le trident.

Adamsberg se rejeta sur les sièges arrière et s’endormit brusquement. Sanscartier lui jeta un regard étonné.

— Ça lui arrive souvent de s’endormir tout d’une fripe ?

— Quand il s’ennuie, ou quand il est secoué, expliqua Danglard.

LXIII

Adamsberg salua deux flics inconnus qui gardaient le palier de Camille et leur montra sa carte — encore au nom de Denis Lamproie.

Il pressa sur la sonnette. Il avait passé la journée de la veille à reprendre vie dans la solitude et dans un formidable étourdissement, éprouvant des difficultés à renouer le contact avec lui-même. Après ces sept semaines passées dans la tourmente des vents cardinaux, il se retrouvait projeté sur le sable, brossé, trempé, et les plaies du Trident refermées. En même temps qu’abruti et surpris. Il savait au moins qu’il devait dire à Camille qu’il n’avait pas tué. Au moins cela. Et, s’il trouvait un moyen, lui faire savoir qu’il avait débusqué le type aux chiens. Il se sentait mal à l’aise avec sa casquette sous le bras, son pantalon gansé, sa veste aux épaulettes ornées d’argent, médaille à la boutonnière. La casquette couvrait au moins les restes voyants de sa tonsure.

Camille ouvrit sous le regard des deux policiers. Elle leur adressa un signe pour confirmer qu’elle connaissait le visiteur.

— Deux flics me veillent en permanence, dit-elle en refermant la porte, et je n’arrive pas à joindre Adrien.

— Danglard est à la Préfecture. Il boucle un monstrueux dossier. Les flics te garderont pendant au moins deux mois.

Allant et venant dans l’atelier, Adamsberg parvint à peu près à conter son histoire, essayant de contourner Noëlla, emmêlant à nouveau les alvéoles. Il interrompit le récit en son milieu.

— J’ai aussi débusqué ce type aux chiens, dit-il.

— Bon, dit lentement Camille. Comment le trouves-tu ?

— Comme le précédent.

— C’est bien qu’il te plaise.

— Oui, c’est plus facile comme cela. On pourra se serrer la main.

— Par exemple.

— Échanger quelques mots entre hommes.

— Aussi.

Adamsberg hocha la tête et acheva son récit, Raphaël, la fuite, les dragons. Il lui rendit la règle du jeu avant de partir et ferma doucement la porte derrière lui. Son léger claquement le choqua. Chacun d’un côté de cette planche de bois, vivant sur des plaques dissociées, verrouillées de ses propres mains. Ses deux montres, au moins, ne se délaçaient pas, s’entrechoquant en un accouplement discret sur son poignet gauche.

LXIV

Tout le monde en tenue réglementaire dans la Brigade. Danglard promenait un regard satisfait sur la centaine de personnes rassemblées dans la salle du Concile. Au fond, une estrade était préparée pour le discours officiel du divisionnaire, états de service, compliments, accrochage du nouvel insigne. Suivrait son propre discours, remerciements, traits d’humour et émotion. Puis accolades avec tous les collègues, détente générale, bouffe, boisson et bruit. Il surveillait la porte, attentif à l’entrée d’Adamsberg. Il était possible que le commissaire renonce à reprendre pied à la Brigade dans des conditions aussi formelles et festives.

Clémentine était là, dans sa plus belle robe à fleurs, accompagnée de Josette en tailleur et tennis. Clémentine était parfaitement à son aise, cigarette aux lèvres, ayant retrouvé son brigadier Gardon qui lui avait obligeamment prêté, en un temps, un jeu de cartes qu’elle n’avait pas oublié. La fragile hackeuse, la précieuse hors-la-loi immergée dans ce monde de flics, restait collée aux pas de Clémentine, tenant sa coupe à deux mains. Danglard avait veillé à l’excellence de la qualité du champagne et l’avait commandé à l’excès, comme s’il avait voulu imprimer à cette soirée une densité maximale, y incruster des bulles si fines qu’elles la parcourent comme autant de molécules d’exception. Pour lui, cette cérémonie était bien moins la remise de son grade que l’achèvement du tourment d’Adamsberg.