— Que fait-on pour la bouteille de vin ? murmura-t-il. On dit que vous l’avez sortie de la sacoche de Danglard ?
— On dit que je l’ai prise sur cette table.
— Motif de la présence de vin blanc dans les locaux à trois heures trente de l’après-midi ?
— Un pot donné à midi, suggéra Adamsberg, pour fêter le départ au Québec.
— Ah bien, dit Justin soulagé. Très bonne idée.
— Favre ? Qu’est-ce qu’on en fait ? demanda Noël.
— Suspension et retrait de l’arme. Au juge de décider s’il y a eu agression de sa part ou légitime défense. On verra cela à mon retour.
Adamsberg se leva, s’appuyant au bras de Voisenet.
— Gaffe, dit celui-ci, vous avez perdu beaucoup de sang.
— Ne vous inquiétez pas, Voisenet, je file chez le légiste.
Il quitta la Brigade soutenu par Danglard, laissant ses agents stupéfaits, incapables de rassembler leurs idées et, pour le moment, de juger.
VIII
Adamsberg était rentré chez lui, le bras en écharpe, bourré des antibiotiques et analgésiques que lui avait fait avaler de force Romain, le médecin légiste. La plaie avait nécessité six points de suture.
Le bras gauche insensibilisé par l’anesthésie locale, il ouvrit maladroitement le placard de sa chambre. Il appela Danglard à la rescousse pour en tirer un carton d’archives, rangé tout en bas avec de vieilles paires de chaussures. Danglard déposa le carton sur une table basse et les deux hommes s’installèrent de part et d’autre.
— Videz-le, Danglard. Pardonnez-moi, je ne peux rien faire.
— Pourquoi, bon dieu, avez-vous cassé cette bouteille ?
— Vous défendez ce type ?
— Favre est un tas de merde. Mais avec cette bouteille, vous l’avez acculé à la violence. C’est le genre du gars. Et normalement, ce n’est pas le vôtre.
— Faut croire qu’avec ce genre de gars, je change d’habitudes.
— Pourquoi ne pas l’avoir simplement mis à pied, comme la dernière fois ?
Adamsberg eut un geste impuissant.
— Tension ? proposa Danglard prudemment. Neptune ?
— Peut-être.
Entre-temps, Danglard avait sorti du carton huit dossiers étiquetés qu’il avait disposés sur la table, tous portant un titre, Le Trident n° 1, Le Trident n° 2, et à la suite jusqu’au numéro 8.
— Il faudra reparler de cette bouteille, dans votre sacoche. Ça part trop loin.
— Et ce n’est pas votre affaire, dit Danglard, reprenant les mots du commissaire.
Adamsberg acquiesça.
— D’ailleurs, j’ai fait un vœu, ajouta Danglard.
En touchant le pompon de son bonnet, mais cela, il ne jugea pas utile de le préciser.
— Si je reviens vivant du Québec, je ne boirai qu’un seul verre à la fois.
— Vous reviendrez parce que je tiendrai le fil. Vous pouvez donc appliquer dès maintenant votre résolution.
Danglard approuva mollement. Il avait oublié, dans la violence des dernières heures, qu’Adamsberg tiendrait l’avion. Mais à présent, Danglard avait plus confiance en son pompon qu’en son commissaire. Il se demanda fugitivement si un pompon rasé possédait les mêmes pouvoirs protecteurs qu’un pompon entier, un peu comme la question de la puissance de l’eunuque.
— Je vais vous raconter l’histoire, Danglard. Soyez vigilant, elle est longue, elle a duré quatorze ans. Elle a commencé quand j’en avais dix, elle a explosé quand j’en avais dix-huit, elle a brûlé ensuite jusqu’à mes trente-deux ans. N’oubliez pas, Danglard, que j’endors les gens quand je raconte.
— Aujourd’hui, ça ne risque rien, dit Danglard en se levant. Vous n’auriez pas une petite boisson ? Ces événements m’ont secoué.
— Il y a du genièvre, derrière l’huile d’olive, dans le placard du haut de la cuisine.
Danglard revint, satisfait, avec un verre et la lourde bouteille de terre cuite. Il se servit puis alla ranger la bouteille.
— Je commence, dit-il. Un verre à la fois.
— C’est tout de même du 44°.
— C’est l’intention qui compte, le geste.
— Alors c’est autre chose, bien sûr.
— Bien sûr. De quoi vous mêlez-vous ?
— De ce qui ne me regarde pas, comme vous. Même clos, les accidents laissent des traces.
— C’est exact, dit Danglard.
Adamsberg laissa son adjoint avaler quelques gorgées.
— Dans mon village des Pyrénées, commença-t-il, il y avait un vieux type que nous, les gosses, on appelait « le Seigneur ». Les grands l’appelaient par son titre et son nom : le juge Fulgence. Il habitait seul le Manoir, une grande baraque écartée entourée d’arbres et de murs. Il ne se mêlait à personne, ne parlait à personne, il détestait les mômes et nous foutait une peur bleue. On se mettait en groupe pour guetter son ombre le soir, quand il sortait dans la forêt pour faire pisser ses chiens, deux grands bas-rouges. Que vous dire, Danglard, à travers les yeux d’un môme de dix ou douze ans ? Il était vieux, très grand, les cheveux blancs lissés en arrière, les mains les plus soignées qu’on ait jamais vues au village, les habits les plus chics qu’on ait jamais portés. Comme si le gars rentrait de l’opéra tous les soirs, disait le curé, et pourtant, le curé avait l’indulgence pour mission. Le juge Fulgence s’habillait d’une chemise claire, d’une cravate fine, d’un costume sombre et, selon la saison, d’une cape courte ou longue de drap gris ou noir.
— Un faiseur ? Un cabotin ?
— Non, Danglard, un homme froid comme le congre. Quand il entrait au village, les vieux entassés sur les bancs le saluaient avec déférence, dans un murmure qui se propageait d’un bout à l’autre de la place, en même temps que les conversations s’arrêtaient. C’était plus que du respect, c’était de la fascination et presque de la veulerie. Le juge Fulgence laissait dans son sillage une traînée d’esclaves auxquels il ne jetait pas un regard, comme un navire lâche une route d’écume et poursuit sur son erre. On aurait pu s’imaginer qu’il rendait encore la justice, assis sur un banc de pierre, les gueux pyrénéens rampant à ses pieds. Mais surtout, on avait peur. Tous. Les grands, les petits, les vieux. Et personne n’aurait pu dire pourquoi. Ma mère nous empêchait d’aller vers le manoir et, bien sûr, c’était à qui, le soir, oserait le plus s’en approcher. On y tentait presque chaque semaine une nouvelle aventure, pour éprouver nos nerfs et nos couilles, probablement. Et pire que tout et malgré son âge, le juge Fulgence était d’une grande beauté. Les vieilles disaient en chuchotant, espérant que le Ciel ne les entendrait pas, qu’il avait la beauté du diable.
— Imagination d’un enfant de douze ans ?
De sa main valide, Adamsberg fouilla parmi les dossiers et en sortit deux photos noir et blanc. Il se pencha en avant et les lança sur les genoux de Danglard.
— Regardez-le, mon vieux, et dites-moi si c’est là le fantasme d’un gosse.
Danglard étudia les photographies du juge, l’une de trois quarts face, l’autre de presque profil. Il émit un sifflement muet.
— Beau ? Impressionnant ? demanda Adamsberg.
— Très, confirma Danglard en reclassant les photos.
— Et pourtant sans femme. Un corbeau solitaire. Tel était l’homme. Mais tels sont les gosses que, pendant des années, on n’eut de cesse de le harceler. C’était le grand défi du samedi soir. Qui descellait des pierres du mur, qui gravait un graffiti sur sa porte cochère, qui lançait des déchets dans son jardin, des pots de conserve, des crapauds morts, des corneilles éventrées. Tels sont les gosses, Danglard, dans ces petits villages, et tel j’étais. Dans la bande, il y en avait qui collaient une cigarette allumée dans la bouche des crapauds, et après trois ou quatre bouffées, ils explosaient. Comme un feu d’artifice qui leur faisait gicler les entrailles. Moi, je regardais. Je vous endors ?