Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Souvenirs De La Maison Des Morts
Traduction par M. Neyroud
(1863)
AVERTISSEMENT
On vient enfin de traduire les Souvenirs de la maison des morts, par le romancier russe Dostoïevsky. De courtes indications seront peut-être utiles pour préciser l’origine et la signification de ce livre.
Le public français connaît déjà Dostoïevsky par un de ses romans les plus caractéristiques, le Crime et le châtiment. Ceux qui ont lu cette œuvre ont du prendre leur parti d’aimer ou de haïr le singulier écrivain. On va nous donner des traductions de ses autres romans. Elles continueront de plaire à quelques curieux, aux esprits qui courent le monde en quête d’horizons nouveaux. Elles achèveront de scandaliser la raison commune, celle qu’on se procure dans les maisons de confections philosophiques; car ce temps est merveilleux pour tailler aux intelligences comme aux corps des vêtements uniformes, décents, à la portée de tous, un peu étriqués peut-être, mais qui évitent les tracas de la recherche et de l’invention. Ceux qui n’ont pas eu le courage d’aborder le monstre sont néanmoins renseignés sur sa façon de souffrir et de faire souffrir. On a beaucoup parlé de Dostoïevsky, depuis un an; un critique a expliqué en deux mots la supériorité du romancier russe. – «Il possède deux facultés qui sont rarement réunies chez nos écrivains: la faculté d’évoquer et celle d’analyser.»
Oui, avec cela tout le principal est dit. Prenez chez nous Victor Hugo et Sainte-Beuve comme les représentants extrêmes de ces deux qualités littéraires; derrière l’un ou l’autre, vous pourrez ranger, en deux familles intellectuelles, presque tous les maîtres qui ont travaillé sur l’homme. Les premiers le projettent dans l’action, ils ont toute puissance pour rendre sensible le drame extérieur, mais ils ne savent pas nous faire voir les mobiles secrets qui ont décidé le choix de l’âme dans ce drame. Les seconds étudient ces mobiles avec une pénétration infinie, ils sont incapables de reconstruire pour le mouvement tragique l’organisme délicat qu’ils ont démonté. Il y aurait une exception à faire pour Balzac; quant à Flaubert, il faudrait entrer dans des distinctions et des réserves sacrilèges; gardons-les pour le jour où l’on mettra le dieu de Rouen au Panthéon. Toujours est-il que, dans le pays de Tourguénef, de Tolstoï et de Dostoïevsky, les deux qualités contradictoires se trouvent souvent réunies; cette alliance se paye, il est vrai, au prix de défauts que nous supportons malaisément: la lenteur et l’obscurité.
Mais ce n’est point des romans que je veux parler aujourd’hui. Les Souvenirs de la maison des morts n’empruntent rien à la fiction, sauf quelques précautions de mise en scène, nécessitées par des causes étrangères à l’art. Ce livre est un fragment d’autobiographie, mêlé d’observations sur un monde spécial, de descriptions et de récits très simples; c’est le journal du bagne, un album de croquis rassemblés dans les casemates de Sibérie. Avant de vous récrier sur l’éloge d’un galérien, écoutez comment Dostoïevsky fut précipité dans cette infâme condition.
Il avait vingt-sept ans en 1848, il commençait à écrire avec quelque succès. Sa vie, pauvre et solitaire, allait par de mauvais chemins; misère, maladie, tout lui donnait sur le monde des vues noires; ses nerfs d’épileptique lui étaient déjà de cruels ennemis. Avec cela, un malheureux cœur plein de pitié, d’où est sorti le meilleur de son talent; cette sensibilité contenue, vite aigrie, qui se change en folles colères devant les aspects d’injustice de l’ordre social. Il regardait autour de lui, cherchant l’idéal, le progrès, les moyens de se dévouer; il voyait la triste Russie, bien froide, bien immobile, bien dure, tout ulcérée de maux anciens. Sur cette Russie, les idées généreuses du moment passaient et ramassaient à coup sûr de telles âmes. Le jeune écrivain fut entraîné, avec beaucoup d’autres de sa génération littéraire, dans les conciliabules présidés par Pétrachevsky. Cette sédition intellectuelle n’alla pas bien loin; des récriminations, des menaces vagues, de beaux projets d’utopie. Il y a impropriété de mot à appeler cette effervescence d’idées, comme on le fait habituellement, la conspiration de Pétrachevsky; de conspiration, il n’y en eut pas, au sens terrible que ce terme a reçu depuis lors en Russie. En tout cas, Dostoïevsky y prit la moindre part; toute sa faute ne fut qu’un rêve défendu; l’instruction ne put relever contre lui aucune charge effective. Chez nous, il eut été au centre gauche; en Russie, il alla au bagne.
Englobé dans l’arrêt commun qui frappa ses complices, il fut jeté à la citadelle, condamné à mort, gracié sur l’échafaud, conduit en Sibérie; il y purgea quatre ans de fers dans la «section réservée», celle des criminels d’État. Le romancier y laissa des illusions, mais rien de son honneur; vingt ans après, en des temps meilleurs, les condamnés et leurs juges parlaient de ces souvenirs avec une égale tristesse, la main dans la main; l’ancien forçat a fait une carrière glorieuse, remplie de beaux livres, et terminée récemment par un deuil quasi officiel. Il était nécessaire de préciser ces points, pour qu’on ne fit pas confusion d’époques; il n’y eut rien de commun entre le proscrit de 1848 et les redoutables ennemis contre lesquels le gouvernement russe sévit aujourd’hui de la même façon, mais à plus juste titre.
Un des compagnons d’infortune de l’exilé, Yastrjemsky, a consigné dans ses Mémoires le récit d’une rencontre avec Dostoïevsky, au début de leur pénible voyage. Le hasard les réunit une nuit dans la prison d’étapes de Tobolsk, où ils trouvèrent aussi un de leurs complices les plus connus, Dourof. Ce récit peint sur le vif l’influence bienfaisante du romancier.
«On nous conduisit dans une salle étroite, froide et sombre. Il y avait là des lits de planches avec des sacs bourrés de foin. L’obscurité était complète. Derrière la porte, sur le seuil, on entendait le pas lourd de la sentinelle, qui marchait en long et en large par un froid de 40 degrés.
«Dourof s’étendit sur le lit de camp, je me pelotonnai sur le plancher à côté de Dostoïevsky. À travers la mince cloison, un tapage infernal arrivait jusqu’à nous: un bruit de tasses et de verres, les cris de gens qui jouaient aux cartes, des injures, des blasphèmes. Dourof avait les doigts des pieds et des mains gelés; ses jambes étaient blessées par les fers. Dostoïevsky souffrait d’une plaie qui lui était venue au visage dans la casemate de la citadelle, à Pétersbourg. Pour moi, j’avais le nez gelé. – Dans cette triste situation, je me rappelai ma vie passée, ma jeunesse écoulée au milieu de mes chers camarades de l’Université; je pensai à ce qu’aurait dit ma sœur, si elle m’eût aperçu dans cet état. Convaincu qu’il n’y avait plus rien à espérer pour moi, je résolus de mettre fin à mes jours… Si je m’appesantis sur cette heure douloureuse, c’est uniquement parce qu’elle me donna l’occasion de connaître de plus près la personnalité de Dostoïevsky. Sa conversation amicale et secourable me sauva du désespoir; elle réveilla en moi l’énergie.
«Contre toute espérance, nous parvînmes à nous procurer une chandelle, des allumettes et du thé chaud qui nous parut plus délicieux que le nectar. La plus grande partie de la nuit s’écoula dans un entretien fraternel. La voix douce et sympathique de Dostoïevsky, sa sensibilité, sa délicatesse de sentiment, ses saillies enjouées, tout cela produisit sur moi une impression d’apaisement. Je renonçai à ma résolution désespérée. Au matin, Dostoïevsky, Dourof et moi, nous nous séparâmes dans cette prison de Tobolsk, nous nous embrassâmes les larmes aux yeux, et nous ne nous revîmes plus.