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Les jours de fête, les élégants s’endimanchaient: il fallait les voir se pavaner dans toutes les casernes. Le contentement de se sentir bien mis allait chez eux jusqu’à l’enfantillage. Du reste, pour beaucoup de choses, les forçats ne sont que de grands enfants. Ces beaux vêtements disparaissaient bien vite, souvent le soir même du jour où ils avaient été achetés, leurs propriétaires les engageaient ou les revendaient pour une bagatelle. Les bamboches revenaient presque toujours à époque fixe; elles coïncidaient avec les solennités religieuses ou avec la fête patronale du forçat en ribote. Celui-ci plaçait un cierge devant l’image, en se levant, faisait sa prière, puis il s’habillait et commandait son dîner. Il avait fait acheter d’avance de la viande, du poisson, des petits pâtés; il s’empiffrait comme un bœuf, presque toujours seul; il était bien rare qu’un forçat invitât son camarade à partager son festin. C’est alors que l’eau-de-vie faisait son apparition: le forçat buvait comme une semelle de botte et se promenait dans les casernes titubant, trébuchant; il avait à cœur de bien montrer à tous ses camarades qu’il était ivre, qu’il «baladait», et de mériter par là une considération particulière.

Le peuple russe ressent toujours une certaine sympathie pour un homme ivre; chez nous, c’était une véritable estime. Dans la maison de force, une ribote était en quelque sorte une distinction aristocratique.

Une fois qu’il se sentait gai, le forçat se procurait un musicien; nous avions parmi nous un petit Polonais, ancien déserteur, assez laid, mais qui possédait un violon dont il savait jouer. Comme il n’avait aucun métier, il s’engageait à suivre le forçat en liesse, de caserne en caserne, en lui raclant des danses de toutes ses forces. Souvent son visage exprimait la lassitude et le dégoût que lui causait cette musique éternellement la même, mais au cri que poussait le détenu: «Joue, puisque tu as reçu de l’argent pour cela!» il se remettait à écorcher son violon de plus belle. Ces ivrognes étaient assurés qu’on veillerait sur eux, et que dans le cas où le major arriverait, on les cacherait à ses regards. Ce service était du reste tout désintéressé. De leur côté, le sous-officier et les invalides qui demeuraient dans la prison pour maintenir l’ordre étaient parfaitement tranquilles: l’ivrogne ne pouvait occasionner aucun désordre. À la moindre tentative de révolte ou de tapage, on l’aurait apaisé, ou même lié; aussi l’administration subalterne (surveillants, etc.) fermait-elle les yeux. Elle savait que si l’eau-de-vie était interdite, tout irait de travers. – Comment se procurait-on cette eau-de-vie?

On l’achetait dans la maison de force même, chez les cabaretiers, comme les forçats appelaient ceux qui s’occupaient de ce commerce, – fort avantageux, du reste, bien que les buveurs et les bambocheurs fussent peu nombreux, car toute bombance coûtait cher, étant donné les maigres gains des clients. Le commerce commençait, continuait et finissait d’une manière assez originale. Un détenu qui ne connaissait aucun métier, ne voulait pas travailler, et qui pourtant désirait s’enrichir rapidement, se décidait, quand il possédait quelque argent, à acheter et revendre de l’eau-de-vie. L’entreprise était hardie: elle réclamait une grande audace, car on y risquait sa peau, sans compter la marchandise. Mais le cabaretier ne recule pas devant ces obstacles. Au début, comme il n’a que peu d’argent, il apporte lui-même l’eau-de-vie à la prison et s’en défait d’une façon avantageuse. Il répète cette opération une seconde, une troisième fois; s’il n’est pas découvert par l’administration, il possède bientôt un pécule qui lui permet de donner de l’extension à son commerce; il devient entrepreneur, capitaliste: il a des agents et des aides; il hasarde beaucoup moins et gagne beaucoup plus. Ses aides risquent pour lui.

La prison est toujours abondamment peuplée de détenus ruinés et sans métier, mais doués d’audace et d’adresse. Leur unique capital est leur dos; ils se décident souvent à le mettre en circulation, et proposent au cabaretier d’introduire de l’eau-de-vie dans les casernes. Il se trouve toujours en ville un soldat, un bourgeois ou même une fille, qui, pour un bénéfice convenu, – en général assez maigre, – achète de l’eau-de-vie avec l’argent du cabaretier et la cache dans un endroit connu du forçat-contrebandier, près du chantier où travaille celui-ci. Le fournisseur goûte presque toujours, en route, le précieux liquide et remplace impitoyablement ce qui manque par de l’eau pure, – c’est à prendre ou à laisser; le cabaretier ne peut pas faire le difficile; il doit s’estimer heureux si on ne lui a pas volé son argent et s’il reçoit de l’eau-de-vie telle quelle. – Le porteur, auquel le cabaretier a indiqué l’endroit du rendez-vous, arrive auprès du fournisseur avec des boyaux de bœuf, qui ont été préalablement lavés, puis remplis d’eau, et qui conservent ainsi leur souplesse et leur moiteur. Une fois les boyaux pleins, le contrebandier les enroule et les cache dans les parties les plus secrètes de son corps. C’est là que se montrent toute la ruse, toute l’adresse de ces hardis forçats. Son honneur est piqué au vif, il faut duper l’escorte et le corps de garde: il les dupera. Si le porteur est fin, son soldat d’escorte (c’est quelquefois une recrue) ne voit que du feu dans son manège. Car le détenu l’a étudié à fond; il a en outre combiné l’heure et le lieu du rendez-vous. Si le déporté, – un briquetier, par exemple, – grimpe sur le four qu’il chauffe, le soldat d’escorte ne grimpera certainement pas avec lui pour surveiller ses mouvements. Qui donc verra ce qu’il fait? En approchant de la maison de force, il prépare à tout hasard une pièce de quinze ou vingt kopeks et attend à la porte le caporal de garde. Celui-ci examine, tâte et fouille chaque forçat à sa rentrée dans la caserne, puis lui ouvre la porte. Le porteur d’eau-de-vie espère qu’on aura honte de l’examiner et de le tâter trop en détail en certains endroits. Mais si le caporal est un rusé compère, c’est justement les places délicates qu’il tâte, et il trouve l’eau-de-vie apportée en contrebande. Il ne reste plus au forçat qu’une seule chance de salut: il glisse à la dérobée dans la main du sous-officier la piécette qu’il tient, et souvent, par suite d’une pareille manœuvre, l’eau-de-vie arrive sans encombre dans les mains du cabaretier. Mais quelquefois le truc ne réussit pas, et c’est alors que l’unique capital du contrebandier entre vraiment en circulation. On fait un rapport au major, qui ordonne de fustiger d’importance le capital malchanceux. Quant à l’eau-de-vie, elle est confisquée. Le contrebandier subit sa punition sans trahir l’entrepreneur, non parce que cette dénonciation le déshonorerait, mais parce qu’elle ne lui rapporterait rien: on le fouetterait tout de même; la seule consolation qu’il pourrait avoir, c’est que le cabaretier partagerait son châtiment; mais comme il a besoin de ce dernier, il ne le dénonce pas, quoiqu’il ne reçoive aucun salaire, s’il s’est laissé surprendre.

Du reste, la délation fleurit dans la maison de force. Loin de se fâcher contre un espion ou de le tenir à l’écart, on en fait souvent son ami; si quelqu’un s’était mis en tête de prouver aux forçats toute la bassesse qu’il y a à se dénoncer mutuellement, personne, dans la prison, ne l’aurait compris. Le ci-devant gentilhomme dont j’ai déjà parlé, cette lâche et vile créature avec laquelle j’avais rompu dès mon arrivée à la forteresse, était l’ami de Fedka, le brosseur du major; il lui racontait tout ce qui se faisait dans la maison de force; celui ci s’empressait naturellement de rapporter à son maître ce qu’il avait entendu. Tout le monde le savait, mais personne n’aurait eu l’idée de le châtier pour cela ou de lui reprocher sa conduite.