– Ma mère, c’est vrai, m’aimait beaucoup. Quand je suis parti, elle s’est mise au lit et elle y est restée… Comme alors la vie de soldat m’était pénible! tout allait à l’envers. On ne cessait de me punir, et pourquoi? J’obéissais à tout le monde, j’étais exact, soigneux, je ne buvais pas, je n’empruntais à personne, – c’est mauvais, quand un homme commence à emprunter. Et pourtant tout le monde autour de moi était si cruel, si dur! Je me fourrais quelquefois dans un coin et je sanglotais, je sanglotais. Un jour, ou plutôt une nuit, j’étais de garde. C’était l’automne, il ventait fort et il faisait si sombre qu’on ne voyait pas un chat. Et j’étais si triste, si triste! J’enlève la baïonnette de mon fusil et je la pose à côté de moi; puis j’appuie le canon contre ma poitrine, et avec le gros orteil du pied, -j’avais ôté ma botte, -je presse la détente. Le coup rate: j’examine mon fusil, je mets une charge de poudre fraîche, enfin je casse un coin de mon briquet et je redresse le canon contre ma poitrine. Eh bien! le coup rate de nouveau. – Que faire? me dis-je; je remets ma botte, j’ajuste de nouveau ma baïonnette et je me promène de long en large, le fusil sur l’épaule. Qu’on m’envoie où l’on voudra, mais je ne veux plus être soldat. Au bout d’une demi-heure, arrive le capitaine qui faisait la grande ronde. Il vient droit sur moi:
– «Est-ce qu’on se tient comme ça quand on est de garde?» J’empoigne mon fusil et je lui plante la baïonnette dans le corps. On m’a fait faire quatre mille verstes à pied… C’est comme ça que je suis arrivé dans la section particulière.
Il ne mentait pas; je ne comprends pourtant pas pourquoi on l’y avait envoyé. Des crimes semblables entraînaient un châtiment beaucoup moins sévère. – Sirotkine était le seul des forçats qui fût vraiment beau; quant à ses camarades de la section particulière, – au nombre de quinze, – ils étaient horribles à voir; des physionomies hideuses, dégoûtantes. Les têtes grises étaient nombreuses. Je parlerai plus loin de cette bande. Sirotkine était souvent en bonne amitié avec Gazine, – le cabaretier dont j’ai parlé au commencement de ce chapitre.
Ce Gazine était un être terrible. L’impression qu’il produisait sur tout le monde était effrayante, troublante. Il me semblait qu’il ne pouvait exister une créature plus féroce, plus monstrueuse que lui. J’ai pourtant vu à Tobolsk Kamenef, le brigand, qui s’est rendu célèbre par ses crimes. Plus tard, j’ai vu Sokolof, forçat évadé, ancien déserteur, et qui était un féroce meurtrier. Mais ni l’un ni l’autre ne m’inspirèrent autant de dégoût que Gazine. Je croyais avoir sous les yeux une araignée énorme, gigantesque, de la taille d’un homme. Il était Tartare; il n’y avait pas de forçat qui fût plus fort que lui. C’étaient moins par sa taille élevée et sa constitution herculéenne, que par sa tête énorme et difforme qu’il inspirait la terreur. Les bruits les plus étranges couraient sur son compte: il avait été soldat, disait-on; d’autres prétendaient qu’il s’était évadé de Nertchinsk, qu’il avait été exilé plusieurs fois en Sibérie, mais qu’il s’était toujours enfui. Échoué enfin dans notre bagne, il y faisait partie de la section des perpétuels. À ce qu’il parait, il aimait à tuer les petits enfants qu’il parvenait à attirer dans un endroit écarté; il effrayait alors le bambin, le tourmentait, et après avoir pleinement joui de l’effroi et des palpitations du pauvre petit, il le tuait lentement, posément, avec délices. On avait peut-être imaginé ces horreurs, par suite de la pénible impression que produisait ce monstre, mais elles étaient vraisemblables et cadraient avec sa physionomie. Cependant lorsque Gazine n’était pas ivre, il se conduisait fort convenablement. Il était toujours tranquille, ne se querellait jamais, évitait les disputes par mépris pour son entourage, absolument comme s’il avait eu une haute opinion de lui-même. Il parlait fort peu. Tous ses mouvements étaient mesurés, tranquilles, résolus. Son regard ne manquait pas d’intelligence, mais l’expression en était cruelle et railleuse, comme son sourire. De tous les forçats marchands d’eau-de-vie, il était le plus riche. Deux fois par an il s’enivrait complètement, et c’est alors que se trahissait toute sa féroce brutalité. Il s’animait peu à peu, et taquinait les détenus de railleries envenimées, aiguisées longtemps à l’avance; enfin, quand il était tout à fait soûl, il avait des accès de rage furieuse; il empoignait un couteau et se ruait sur ses camarades. Les forçats, qui connaissaient sa vigueur d’Hercule, l’évitaient et se garaient, car il se jetait sur le premier venu. On trouva pourtant un moyen de le museler. Une dizaine de détenus s’élançaient tout à coup sur Gazine et lui portaient des coups atroces dans le creux de l’estomac, dans le ventre, sous le cœur, jusqu’à ce qu’il perdit connaissance. On aurait tué n’importe qui avec un pareil traitement, mais Gazine en réchappait. Quand on l’avait bien roué de coups, on l’enveloppait dans sa pelisse et on le jetait sur son lit de planches. – «Qu’il cuve son eau-de-vie!» – Le lendemain, il se réveillait presque bien portant; il allait alors au travail, silencieux et sombre. Chaque fois que Gazine s’enivrait, tous les détenus savaient comment la journée finirait pour lui. Il le savait également, mais il buvait tout de même. Quelques années s’écoulèrent de la sorte. On remarqua que Gazine avait jeté sa gourme et qu’il commençait à faiblir. Il ne faisait que geindre, se plaignant de différentes maladies. Ses visites à l’hôpital étaient de plus en plus fréquentes. «Il se soumet enfin», disaient les détenus.
Ce jour-là, Gazine était entré dans la cuisine suivi du petit Polonais qui raclait du violon, et que les forçats en goguettes louaient pour égayer leur orgie. Il s’arrêta au milieu de la salle, silencieux, examinant du regard tous ses camarades, l’un après l’autre. Personne ne souffla mot. Quand il m’aperçut avec mon compagnon, il nous regarda de son air méchamment railleur et sourit, horriblement, de l’air d’un homme satisfait d’une bonne farce qu’il vient d’imaginer. Il s’approcha de notre table en trébuchant:
– Pourrais-je savoir, dit-il, d’où vous tenez les revenus qui vous permettent de boire ici du thé?
J’échangeai un regard avec mon voisin; je compris que le mieux était de nous taire et de ne rien répondre. La moindre contradiction aurait mis Gazine en fureur.
– Il faut que vous ayez de l’argent…, continua-t-il, il faut que vous en ayez gros pour boire du thé; mais, dites donc! êtes-vous aux travaux forcés pourboire du thé? Hein! êtes-vous venus ici pour en boire? Dites? Répondez un peu pour voir, que je vous…
Comprenant que nous nous taisions et que nous avions résolu de ne pas faire attention à lui, il accourut, livide et tremblant de rage. À deux pas se trouvait une lourde caisse, qui servait à mettre le pain coupé pour le dîner et le souper des forçats; son contenu suffisait pour le repas de la moitié des détenus. En ce moment elle était vide. Il l’empoigna des deux mains et la brandit au-dessus de nos têtes. Bien qu’un meurtre ou une tentative de meurtre fût une source inépuisable de désagréments pour les déportés (car alors les enquêtes, les contre-enquêtes et les perquisitions ne cessaient pas), et que ceux-ci empêchassent les querelles dont les suites auraient pu être fâcheuses, tout le monde se tut et attendit…
Pas un mot en notre faveur! Pas un cri contre Gazine! – La haine des détenus contre les gentilshommes était si grande, que chacun d’eux jouissait évidemment de nous voir, de nous sentir en danger… Un incident heureux termina cette scène qui aurait pu devenir tragique; Gazine allait lâcher l’énorme caisse qu’il faisait tournoyer, quand un forçat accourut de la caserne où il dormait et cria: