Je lui parlai de notre petite ville, des nouvelles courantes; il se taisait ou souriait d’un air mauvais: je pus constater qu’il ignorait absolument ce qui se faisait dans notre ville et qu’il n’était nullement curieux de l’apprendre. Je lui parlai ensuite de notre contrée, de ses besoins: il m’écoutait toujours en silence en me fixant d’un air si étrange que j’eus honte moi-même de notre conversation. Je faillis même le fâcher en lui offrant, encore non coupés, les livres et les journaux que je venais de recevoir par la dernière poste. Il jeta sur eux un regard avide, mais il modifia aussitôt son intention et déclina mes offres, prétextant son manque de loisir. Je pris enfin congé de lui; en sortant, je sentis comme un poids insupportable tomber de mes épaules. Je regrettais d’avoir harcelé un homme dont le goût était de se tenir à l’écart de tout le monde. Mais la sottise était faite. J’avais remarqué qu’il possédait fort peu de livres; il n’était donc pas vrai qu’il lût beaucoup. Néanmoins, à deux reprises, comme je passais en voiture fort tard devant ses fenêtres, je vis de la lumière dans son logement. Qu’avait-il donc à veiller jusqu’à l’aube? Écrivait-il, et, si cela était, qu’écrivait-il?
Je fus absent de notre ville pendant trois mois environ. Quand je revins chez moi, en hiver, j’appris qu’Alexandre Pétrovitch était mort et qu’il n’avait pas même appelé un médecin. On l’avait déjà presque oublié. Son logement était inoccupé. Je fis aussitôt la connaissance de son hôtesse, dans l’intention d’apprendre d’elle ce que faisait son locataire et s’il écrivait. Pour vingt kopeks, elle m’apporta une corbeille pleine de papiers laissés par le défunt et m’avoua qu’elle avait déjà employé deux cahiers à allumer son feu. C’était une vieille femme morose et taciturne; je ne pus tirer d’elle rien d’intéressant. Elle ne sut rien me dire au sujet de son locataire. Elle me raconta pourtant qu’il ne travaillait presque jamais et qu’il restait des mois entiers sans ouvrir un livre ou toucher une plume: en revanche, il se promenait toute la nuit en long et en large dans sa chambre, livré à ses réflexions; quelquefois même, il parlait tout haut. Il aimait beaucoup sa petite fille Katia, surtout quand il eut appris son nom; le jour de la Sainte-Catherine, il faisait dire à l’église une messe de Requiem pour l’âme de quelqu’un. Il détestait qu’on lui rendît des visites et ne sortait que pour donner ses leçons: il regardait même de travers son hôtesse, quand, une fois par semaine, elle venait mettre sa chambre en ordre; pendant les trois ans qu’il avait demeuré chez elle, il ne lui avait presque jamais adressé la parole. Je demandai à Katia si elle se souvenait de son maître. Elle me regarda en silence et se tourna du côté de la muraille pour pleurer. Cet homme s’était pourtant fait aimer de quelqu’un!
J’emportai les papiers et je passai ma journée à les examiner. La plupart n’avaient aucune importance: c’étaient des exercices d’écoliers. Enfin je trouvai un cahier assez épais, couvert d’une écriture fine, mais inachevé. Il avait peut-être été oublié par son auteur. C’était le récit – incohérent et fragmentaire – des dix années qu’Alexandre Pétrovitch avait passées aux travaux forcés. Ce récit était interrompu çà et là, soit par une anecdote, soit par d’étranges, d’effroyables souvenirs, jetés convulsivement, comme arrachés à l’écrivain. Je relus quelquefois ces fragments et je me pris à douter s’ils avaient été écrits dans un moment de folie. Mais ces mémoires d’un forçat, Souvenirs de la maison des morts, comme il les intitule lui-même quelque part dans son manuscrit, ne me semblèrent pas privés d’intérêt. Un monde tout à fait nouveau, inconnu jusqu’alors, l’étrangeté de certains faits, enfin quelques remarques singulières sur ce peuple déchu, – il y avait là de quoi me séduire, et je lus avec curiosité. Il se peut que je me sois trompé: je publie quelques chapitres de ce récit: que le public juge…
I – LA MAISON DES MORTS.
Notre maison de force se trouvait à l’extrémité de la citadelle, derrière le rempart. Si l’on regarde par les fentes de la palissade, espérant voir quelque chose, – on n’aperçoit qu’un petit coin de ciel et un haut rempart de terre, couvert des grandes herbes de la steppe. Nuit et jour, des sentinelles s’y promènent en long et en large; on se dit alors que des années entières s’écouleront et que l’on verra, par la même fente de palissade, toujours le même rempart, toujours les mêmes sentinelles et le même petit coin de ciel, non pas de celui qui se trouve au-dessus de la prison, mais d’un autre ciel, lointain et libre. Représentez-vous une grande cour, longue de deux cents pas et large de cent cinquante, enceinte d’une palissade hexagonale irrégulière, formée de pieux étançonnés et profondément enfoncés en terre: voilà l’enceinte extérieure de la maison de force. D’un côté de la palissade est construite une grande porte, solide et toujours fermée, que gardent constamment des factionnaires, et qui ne s’ouvre que quand les condamnés vont au travail. Derrière cette porte se trouvaient la lumière, la liberté; là vivaient des gens libres. En deçà de lapalissade on se représentait ce monde merveilleux, fantastique comme un conte de fées: il n’en était pas de même du nôtre, – tout particulier, car il ne ressemblait à rien; il avait ses mœurs, son costume, ses lois spéciales: c’était une maison morte-vivante, une vie sans analogue et des hommes à part. C’est ce coin que j’entreprends de décrire.
Quand on pénètre dans l’enceinte, on voit quelques bâtiments. De chaque côté d’une cour très-vaste s’étendent deux constructions de bois, faites de troncs équarris et à un seul étage: ce sont les casernes des forçats. On y parque les détenus, divisés en plusieurs catégories. Au fond de l’enceinte on aperçoit encore une maison, la cuisine, divisée en deux chambrées (artel [1]); plus loin encore se trouve une autre construction qui sert tout à la fois de cave, de hangar et de grenier. Le centre de l’enceinte, complètement nu, forme une place assez vaste. C’est là que les détenus se mettent en rang. On y fait la vérification et l’appel trois fois par jour: le matin, à midi et le soir, et plusieurs fois encore dans la journée, si les soldats de garde sont défiants et habiles à compter. Tout autour, entre la palissade et les constructions, il reste une assez grande surface libre où quelques détenus misanthropes ou de caractère sombre aiment à se promener, quand on ne travaille pas: ils ruminent là, à l’abri de tous les regards, leurs pensées favorites. Lorsque je les rencontrais pendant ces promenades, j’aimais à regarder leurs visages tristes et stigmatisés, et à deviner leurs pensées. Un des forçats avait pour occupation favorite, dans les moments de liberté que nous laissaient les travaux, de compter les pieux de la palissade. Il y en avait quinze cents, il les avait tous comptés et les connaissait même par cœur. Chacun d’eux représentait un jour de réclusion: il décomptait quotidiennement un pieu et pouvait, de cette façon, connaître exactement le nombre de jours qu’il devait encore passer dans la maison de force. Il était sincèrement heureux quand il avait achevé un des côtés de l’hexagone: et pourtant, il devait attendre sa libération pendant de longues années; mais on apprend la patience à la maison de force. Je vis un jour un détenu qui avait subi sa condamnation et que l’on mettait en liberté, prendra congé de ses camarades. Il avait été vingt ans aux travaux forcés. Plus d’un forçat se souvenait de l’avoir vu arriver jeune, insouciant, ne pensant ni à son crime ni au châtiment: c’était maintenant un vieillard à cheveux gris, au visage triste et morose. Il fit en silence le tour de nos six casernes. En entrant dans chacune d’elles, il priait devant l’image sainte, saluait profondément ses camarades, en les priant de ne pas garder un mauvais souvenir de lui. Je me rappelle aussi qu’un soir on appela vers la porte d’entrée un détenu qui avait été dans le temps un paysan sibérien fort aisé. Six mois auparavant, il avait reçu la nouvelle que sa femme s’était remariée, ce qui l’avait fort attristé. Ce soir-là, elle était venue à la prison, l’avait fait appeler pour lui donner une aumône. Ils s’entretinrent deux minutes, pleurèrent tous deux et se séparèrent pour ne plus se revoir. Je vis l’expression du visage de ce détenu quand il rentra dans la caserne… Là, en vérité, on peut apprendre à tout supporter.