Выбрать главу

« On devrait rentrer », ai-je lancé à Jason.

Il m’a regardé d’un air de pitié. « Si tu veux. » Il s’est levé.

« Tu vas dire à Diane qu’on s’en va ?

— Je pense qu’elle est occupée, Tyler. Je pense qu’elle a trouvé de quoi s’occuper.

— Mais il faut qu’elle rentre avec nous.

— Non, il ne faut pas. »

J’en ai pris ombrage. Elle n’allait pas nous laisser tomber ainsi. Elle valait mieux que cela. Je me suis levé et approché de la table de Diane. Ses trois amies et elle m’ont accordé toute leur attention. J’ai regardé Diane dans les yeux en ignorant ses compagnes. « On rentre », l’ai-je informée.

Les trois filles de Rice ont ri tout fort. Diane a juste souri d’un air embarrassé avant de répondre : « D’accord, Ty. Super. À plus.

— Mais…»

Mais quoi ? Elle ne me regardait même plus.

En m’éloignant, j’ai entendu une de ses amies lui demander si j’étais « un autre frère à elle ». Diane a répondu non, juste un gamin qu’elle connaissait.

Devenu d’une compassion agaçante, Jason a proposé qu’on échange nos vélos pour le retour. Son vélo ne m’intéressait pas vraiment à ce moment-là, mais j’ai pensé que cela pourrait être un bon moyen de masquer mes sentiments.

Nous sommes donc remontés au sommet de Bantam Hill Road, à l’endroit où l’asphalte descend comme un ruban noir dans les rues ombrées d’arbres. Mon déjeuner me semblait un parpaing enfoui sous mes côtes. J’ai hésité au fond de l’impasse, les yeux fixés sur la pente abrupte.

« Laisse-toi descendre, a dit Jason. Vas-y. Familiarise-toi avec lui. »

La vitesse me changerait-elle les idées ? Existait-il quoi que ce soit capable de me les changer ? Je m’en suis voulu à mort de m’être autorisé à me croire le centre du monde de Diane. Après tout, je n’étais, en réalité, qu’un gamin qu’elle connaissait.

Mais Jason m’avait vraiment prêté un vélo merveilleux. Je me suis dressé sur les pédales, défiant la gravité. Les pneus ont crissé sur la poussière de la chaussée mais la chaîne et les dérailleurs, d’une douceur satinée, n’ont produit d’autre bruit que le délicat vrombissement des roulements. Le vent s’est mis à déferler au fur et à mesure que je prenais de la vitesse.

Sans rien d’autre que ma liberté, je suis passé comme une flèche devant les maisons à la peinture bien sage et les voitures haut de gamme parquées dans leurs allées. Près du bas de la pente, j’ai commencé à actionner les freins, perdant de l’inertie sans vraiment ralentir. Je ne voulais pas m’arrêter. Je ne voulais jamais m’arrêter. C’était une course agréable.

Mais la chaussée est redevenue horizontale et j’ai fini par freiner puis par poser ma chaussure gauche sur l’asphalte. Je me suis retourné.

Jason se trouvait toujours en haut de Bantam Hill Road sur mon vélo disgracieux, si loin de moi qu’il ressemblait désormais à un cavalier solitaire dans un vieux western. Je lui ai fait signe. C’était son tour.

Jason avait dû grimper et descendre la colline des centaines de fois. Mais jamais sur un vélo rouillé racheté à une œuvre de bienfaisance.

La bicyclette lui allait mieux qu’à moi. Il avait des jambes plus longues que les miennes et le cadre ne le rapetissait pas. Mais nous n’avions encore jamais échangé nos vélos, et je songeais maintenant à tous les problèmes et les caprices du mien, à la connaissance intime que j’en avais, à la manière dont j’avais appris à ne pas tourner à droite trop brutalement à cause du cadre un peu faussé, aux oscillations qu’il fallait combattre, au dérailleur ridicule. Jason ne savait rien de tout cela. La colline pouvait se montrer traître. J’ai voulu lui dire d’y aller doucement, mais il ne m’aurait pas entendu même si j’avais crié, je m’étais trop éloigné. Il a levé le pied comme un grand enfant emprunté. Le vélo pesait son poids. Il lui fallait quelques secondes pour prendre de la vitesse, mais je savais la difficulté à l’immobiliser. Il était tout en masse sans la moindre grâce. Mes mains ont serré des freins imaginaires.

Je ne pense pas que Jason ait pris conscience du problème avant d’être parvenu aux trois quarts de la descente. C’est à ce moment-là que la chaîne rouillée a cassé et lui a fouetté la cheville. Il se trouvait désormais assez près de moi pour que je le voie tressaillir et pousser un cri. La bicyclette s’est mise à zigzaguer mais, par miracle, Jason a réussi à garder son équilibre.

Un morceau de chaîne s’est emmêlé dans la roue arrière, où il a claqué sur les entretoises avec un bruit de marteau-piqueur cassé. Deux maisons plus haut, une femme qui désherbait son jardin s’est bouché les oreilles en se retournant pour voir ce qu’il se passait.

Jason a réussi à garder le contrôle de ce vélo pendant une durée incroyable. Ce n’était pas un athlète, mais il se sentait à l’aise dans son grand corps dégingandé. Il a tendu les pieds pour garder l’équilibre – les pédales ne servaient plus à rien – et a maintenu la roue avant bien droite pendant que celle de derrière se bloquait et dérapait. Il a tenu bon. Ce qui m’a stupéfait a été la manière dont son corps, au lieu de se contracter, a semblé au contraire se détendre, comme si Jason était en train de trouver la solution d’un problème difficile mais intéressant, comme s’il croyait avec une confiance absolue qu’aidé par son esprit, son corps et la machine qu’il chevauchait sauraient le conduire en lieu sûr.

La machine a flanché la première. Le fragment de chaîne graisseuse qui battait dangereusement s’est coincé entre le pneu et le cadre. La roue, déjà abîmée, s’est voilée de manière impossible puis a plié, éparpillant du caoutchouc déchiré et libérant des roulements à billes. Jason a décollé du vélo et a culbuté dans les airs comme un mannequin lâché d’une fenêtre du dernier étage. Il a heurté la chaussée d’abord avec les pieds, puis les genoux, les coudes et la tête. Il s’est immobilisé au moment où la bicyclette détruite le dépassait en tournoyant pour aboutir dans le caniveau sans que la roue avant cesse de tourner et de claquer. J’ai lâché son vélo et me suis précipité vers mon ami.

Encore étourdi, il s’est mis sur le dos et a levé les yeux. Il avait la chemise et le pantalon déchirés. Du sang coulait de son front et du bout de son nez, brutalement privés de leur peau. Il avait la cheville lacérée et la douleur lui montait les larmes aux yeux. « Tyler, a-t-il articulé. Oh, euh, euh… Désolé pour ton vélo, mec. »

Sans vouloir exagérer l’importance de cet incident, il m’est arrivé d’y repenser dans les années qui ont suivi… La machine de Jason et son corps pris dans une dangereuse accélération, et sa confiance imperturbable en ses capacités à s’en sortir indemne, sans aide extérieure, rien qu’en se donnant à fond, rien qu’en ne perdant pas le contrôle.

Nous avons abandonné dans le caniveau mon vélo irrécupérable et j’ai poussé la bicyclette haut de gamme de Jason jusque chez lui. Il m’a suivi tant bien que mal en s’efforçant de ne pas montrer sa douleur, la main droite pressée sur son front sanglant comme s’il souffrait de la tête, ce qui devait être le cas, j’imagine.

À notre arrivée à la Grande Maison, les parents de Jason ont descendu le perron pour venir à notre rencontre dans l’allée. E.D. Lawton, qui avait dû nous repérer depuis son cabinet de travail, semblait furieux et inquiet, avec sa bouche plissée en moue et ses sourcils froncés sur ses yeux perçants. Derrière lui, la mère de Jason se tenait à distance, moins intéressée, peut-être même un peu ivre, à en juger par sa sortie chancelante.