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Mais c’était une voix d’homme. J’ai mis un peu de temps à la reconnaître.

« Tyler ? a dit Simon. Tyler Dupree ? C’est toi ? »

J’avais répondu à suffisamment d’appels d’urgence pour déceler l’angoisse dans sa voix. « C’est moi, Simon. Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Je ne devrais pas te parler. Mais je ne sais pas qui appeler d’autre. Je ne connais pas de médecin dans la région. Et elle est si malade. Elle est vraiment très malade, Tyler ! Je ne pense pas que son état s’améliore. Je pense qu’elle a besoin…»

Le scintillement nous a alors coupés et il n’y a plus eu sur la ligne que du bruit blanc.

4 × 109 ap. J.-C.

Derrière Diane venaient Eng ainsi que deux douzaines de ses cousins et autant d’étrangers, tous en partance pour le nouveau monde. Jala les a fait entrer puis a refermé la porte coulissante en tôle ondulée, replongeant l’entrepôt dans la pénombre. Quand Diane m’a pris par la taille, je l’ai guidée jusqu’à un endroit à peu près propre sous l’une des lampes aux halogénures fixées en haut des murs. Ibu Ina a déroulé un sac de jute vide afin que Diane puisse s’y allonger.

« Le bruit », a dit Ina.

À peine étendue, Diane a fermé les yeux, sans s’endormir, mais manifestement épuisée. J’ai déboutonné son chemisier que j’ai entrepris, doucement, de décoller de la blessure.

« Ma trousse médicale…, ai-je demandé.

— Oui, bien entendu. » Ina a appelé Eng qu’elle a expédié à l’étage récupérer nos affaires. « Le bruit…»

Diane a grimacé lorsque j’ai détaché le tissu poisseux du sang coagulé sur la plaie, mais je ne voulais rien lui donner avant d’avoir pu évaluer la gravité de sa blessure. « Quel bruit ?

— Justement ! a répondu Ina. Les docks devraient être bruyants, à cette heure de la matinée. Mais c’est calme. Il n’y a aucun bruit. »

J’ai relevé la tête. Elle avait raison. Pas d’autre bruit que le bavardage nerveux des villageois minang et un tambourinement lointain, celui de la pluie sur le toit métallique.

Mais ce n’était pas le moment de s’en inquiéter. « Allez demander à Jala, ai-je ordonné. Découvrez ce qu’il se passe. » Puis je me suis occupé de Diane.

« C’est superficiel », m’a-t-elle dit. Elle a inspiré à fond, les paupières crispées pour contenir la douleur. « Du moins, je crois.

— On dirait une blessure par balle.

— Oui. Le Reformasi a trouvé le refuge de Jala à Padang. Une chance que nous étions justement en train d’en partir. Oh ! »

La blessure elle-même était en effet superficielle, même si elle allait nécessiter quelques points de suture. La balle n’avait fait que traverser le tissu adipeux juste au-dessus de l’os iliaque, mais l’impact avait méchamment contusionné Diane autour de la déchirure et je redoutais que cette contusion soit profonde, qu’elle ait lésé un organe interne. Son urine ne contenait toutefois pas de traces de sang, à ce qu’elle m’a dit, et sa pression sanguine tout comme son pouls restaient dans des limites raisonnables vu les circonstances.

« Je vais te donner un analgésique, ensuite, il faut recoudre.

— Recouds si nécessaire, mais je ne veux pas de médicaments. On doit ficher le camp.

— Tu ne voudrais quand même pas que je te fasse des points de suture sans la moindre anesthésie ?

— Une locale, alors.

— On n’est pas dans un hôpital. Je n’ai pas d’anesthésique local.

— Alors recouds, Tyler. Je peux supporter la douleur. »

Elle, oui, mais moi ? J’ai regardé mes mains. Elles étaient propres : on trouvait de l’eau courante dans les toilettes de l’entrepôt et Ina m’avait aidé à enfiler des gants de latex avant que je m’occupe de Diane. Des mains propres et habiles. Mais qui manquaient de fermeté.

Mon travail ne m’avait jamais dégoûté. Dès la fac de médecine, j’arrivais, lors des dissections, à déconnecter le circuit empathique qui vous fait ressentir comme vôtre la douleur d’un autre. À faire comme si l’artère déchirée que je devais soigner n’avait pas le moindre rapport avec un être humain vivant. À faire comme si et à y croire vraiment pendant les quelques minutes nécessaires.

Mais j’avais maintenant la main qui tremblait, et l’idée de transpercer ces lèvres de chair ensanglantées avec une aiguille me semblait d’une brutalité, d’une cruauté insoutenables.

Diane a posé la main sur mon poignet pour l’immobiliser. « C’est un truc de Quatrième Âge, a-t-elle dit.

— Quoi ?

— Tu as l’impression que ce n’est pas moi mais toi que la balle a traversé. Pas vrai ? »

Stupéfait, j’ai hoché la tête.

« C’est un truc de Quatrième Âge. Censé nous rendre meilleurs, je pense. Mais tu es toujours médecin. Il faut juste que tu oublies un peu d’être Quatrième Âge.

— Je ne peux pas, ai-je dit. Je vais te confier à Ina. »

Mais j’ai pu. D’une manière ou d’une autre. Et je l’ai fait.

Après avoir discuté avec Jala, Ina est revenue vers nous. « Les travailleurs avaient prévu une action, aujourd’hui, nous a-t-elle expliqué. La police est à l’entrée du port avec le Reformasi et ils ont l’intention d’en prendre le contrôle. On s’attend à un conflit. » Elle a regardé Diane. « Comment allez-vous, ma chère ?

— Je suis en de bonnes mains », a chuchoté Diane. D’une voix inégale.

Ina a inspecté mon travail. « Satisfaisant, a-t-elle jugé.

— Merci, ai-je dit.

— Étant donné la situation. Mais écoutez-moi. Écoutez. Il faut partir de toute urgence. Pour l’instant, seule une émeute des ouvriers nous sépare de la prison. Il faut monter tout de suite à bord du Capetown Maru.

— La police nous cherche ?

— Pas vous, à mon avis, du moins pas spécialement vous. Jakarta a passé une espèce d’accord avec les Américains pour réprimer l’émigration en général. Il y a des rafles sur les docks, ici et ailleurs, de manière très publique, afin d’impressionner le consulat des États-Unis. Bien sûr, cela ne durera pas, il y a trop d’argent en circulation pour qu’on élimine vraiment ce commerce. Mais il n’existe rien de plus efficace, au niveau cosmétique, que des agents de police en uniforme en train de sortir des gens des cales des cargos.

— Ils sont venus au refuge de Jala, a rappelé Diane.

— Oui, ils ne vous oublient pas, le Dr Dupree et vous, l’idéal pour eux serait de vous mettre en état d’arrestation, mais ce n’est pas pour cette raison que la police se prépare à investir le port. Les navires continuent à appareiller, mais cela ne va pas durer. Le mouvement syndical est puissant à Teluk Bayur. Ils veulent se battre. »

Du seuil, Jala a crié quelques mots que je n’ai pas compris.

« Il faut vraiment y aller, maintenant, a dit Ina.

— Aidez-moi à fabriquer une civière pour Diane. » Diane a essayé de se redresser. « Je peux marcher.

— Non, a dit Ina. Là, je crois que Tyler a raison. Essayez de ne pas bouger. »

Nous avons replié quelques longueurs de jute afin de former une espèce de hamac. Je me suis emparé d’une extrémité et Ina a appelé l’un des Minang les plus costauds pour prendre l’autre.

« Dépêchez-vous ! » a crié Jala en nous faisant signe de sortir dans la pluie.

La saison de la mousson. Était-ce la mousson ? Le matin ressemblait au crépuscule. Les nuages passaient au-dessus de l’eau grise de Teluk Bayur comme des pelotes de laine détrempées, masquant châteaux et radars des gros pétroliers à double coque. L’air était brûlant et fétide. La pluie nous a trempés alors que nous chargions Diane à bord d’une automobile en attente. Jala avait organisé un petit convoi pour son groupe d’émigrés : trois voitures et deux petits plateaux de transbordement à roues pleines.