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Ce soir-là, l’autoroute Alvarado était congestionnée et l’interstate 8 ne valait guère mieux. J’ai eu tout le temps nécessaire pour réfléchir à l’absurdité de ce que je tentais de faire.

Accourir à la rescousse de l’épouse d’un autre, d’une femme à laquelle je m’étais par le passé intéressé bien davantage qu’il ne le fallait pour mon propre bien. Lorsque je fermais les yeux en m’efforçant de visualiser Diane Lawton, je n’obtenais plus une image cohérente, mais un simple montage flou d’instants et de gestes. Diane remontant ses cheveux d’une main pour enfouir son visage dans le pelage de son chien Saint-Augustin. Diane passant en douce une connexion Internet à son frère dans l’abri de jardin au sol parsemé des pièces d’une tondeuse à gazon. Diane lisant une poésie victorienne à l’ombre d’un saule, en souriant à une partie du texte que je n’avais pas comprise : Mûris à l’été éternel ou L’enfançon n’a pas conscience…

Diane, dont les regards et les gestes les plus subtils laissaient depuis toujours entendre qu’elle m’aimait, d’au moins un début d’amour, mais qu’avaient toujours retenue des forces que je ne comprenais pas : son père, Jason, le Spin. C’est le Spin, me semblait-il, qui nous avait reliés et séparés, nous avait enfermés dans des chambres contiguës mais dépourvues de portes.

J’avais dépassé El Centro quand la radio a annoncé une activité policière « significative » à l’ouest de Yuma et un embouteillage d’au moins cinq kilomètres à la frontière de l’État. Refusant de risquer un tel retard, j’ai bifurqué sur une route secondaire – prometteuse d’après la carte – traversant le désert vide vers le nord, avec l’intention de reprendre l’interstate 10 là où elle traversait la frontière d’État près de Blythe.

Bien qu’assez chargée, cette route était moins encombrée. Le scintillement semblait inverser le monde, le rendre plus brillant en haut qu’en bas. De temps en temps, une veine lumineuse particulièrement épaisse se contorsionnait du nord jusqu’au sud, d’un horizon à l’autre, comme si une fracture ouverte dans la membrane Spin laissait passer des fragments en flammes de l’univers accéléré.

J’ai pensé au téléphone dans ma poche, le téléphone de Diane, le numéro appelé par Simon. Je ne pouvais pas rappeler : je ne disposais d’aucun numéro pour joindre Diane et le ranch – s’ils s’y trouvaient toujours – figurait sur liste rouge. Je voulais juste que ce téléphone sonne à nouveau. Et je redoutais qu’il le fasse.

La circulation est redevenue mauvaise en approchant de l’autoroute d’État près de Palo Verde. Il était désormais plus de minuit et je roulais peut-être à cinquante kilomètres à l’heure au grand maximum. J’ai envisagé de m’arrêter dormir. J’en avais besoin. J’ai décidé qu’il valait peut-être mieux attendre le matin que la circulation s’améliore. Mais je ne voulais pas dormir dans la voiture. Les seules automobiles stationnaires que j’avais vues avaient été abandonnées et pillées, leurs coffres comme des bouches béant de surprise.

Au sud d’une petite ville nommée Ripley, j’ai aperçu, dans la lueur des phares, un panneau MOTEL décoloré par le soleil et criblé de sable près d’une route à deux voies mal goudronnée. J’ai emprunté cette dernière, qui m’a permis d’arriver en cinq minutes devant le portail de ce qui était ou avait été un motel, deux étages de chambres en fer à cheval autour d’une piscine qui paraissait vide sous le ciel scintillant. Je suis descendu de voiture et j’ai sonné.

Le portail, du genre qu’on peut ouvrir et refermer avec un panneau de contrôle situé à distance de sécurité, était pourvu, au sommet d’un grand poteau, d’une caméra vidéo tenant au creux de la main. Celle-ci a pivoté pour m’examiner tandis qu’un haut-parleur monté à hauteur de tableau de bord s’éveillait en grésillant. De quelque part, du bunker du motel ou de son hall, me sont parvenues des notes de musique. Pas de la musique programmée, juste quelque chose qui jouait en fond sonore. Puis une voix. Bourrue, métallique et inamicale. « On ne prend personne ce soir. »

Au bout de quelques instants, j’ai tendu la main pour sonner à nouveau.

La voix est revenue. « Qu’est-ce qui vous a échappé dans ce que je viens de vous dire ? »

J’ai dit : « Je peux payer en liquide, si ça vous arrange. Je ne chicanerai pas sur le prix.

— Pas de chambres à louer. Désolé, mon gars.

— D’accord, un instant… écoutez, je peux dormir dans la voiture, mais est-ce qu’il serait possible juste de rentrer, histoire d’être un peu protégé ? Je me garerais à l’arrière, par exemple, là où on ne me verra pas de la route. »

Une pause plus longue. J’ai entendu une trompette lancée à la poursuite d’une caisse claire. La chanson était d’une familiarité troublante.

« Désolé. Pas ce soir. Veuillez passer votre chemin. »

Un nouveau silence. Quelques minutes se sont écoulées. Un grillon s’activait dans la petite oasis de palmiers et de gravillons devant le motel. J’ai sonné une troisième fois.

Le propriétaire a vite répondu. « J’ai un truc à vous dire : on est armés et on commence à en avoir plein le dos. Vous feriez mieux de vous tirer.

— “Harlem Air Shaft”, ai-je annoncé.

— Pardon ?

— Ce morceau que vous écoutez. Ellington, pas vrai ? “Harlem Air Shaft”. On dirait son groupe des années 50. »

Encore une longue pause, mais sans couper le haut-parleur. J’étais presque certain d’avoir raison, même si je n’avais pas entendu le Duke depuis des années.

Puis la musique s’est tue, son fil grêle abruptement interrompu. « Il y a quelqu’un d’autre que vous dans la voiture ? »

J’ai baissé la vitre et allumé le plafonnier. La caméra a tourné avant de revenir se fixer sur moi.

« Bon, d’accord, a-t-il dit. Si vous me donnez le nom du trompettiste sur ce morceau, je vous ouvre le portail. »

Le trompettiste ? Quand je pensais au Duke Ellington du milieu des années cinquante, je pensais à Paul Gonsalvez, mais il jouait du saxophone. Il y avait eu plusieurs trompettistes. Cat Anderson ? Willie Cook ? Cela faisait trop longtemps.

« Ray Nance, ai-je lancé.

— Eh non. Clark Terry. Mais j’imagine que vous pouvez entrer quand même. »

Le propriétaire est venu à ma rencontre lorsque je me suis arrêté devant le bâtiment. Grand, peut-être quarante ans, il portait un jean et une grande chemise à carreaux. Il m’a examiné avec soin.

« Désolé, a-t-il dit, mais la première fois que c’est arrivé…» Il a désigné le ciel, le scintillement qui lui jaunissait la peau et donnait aux murs en stuc une écœurante teinte ocre. « Eh bien, lorsqu’ils ont fermé la frontière à Blythe, j’ai vu des gens se battre pour une chambre. Se bagarrer vraiment, je veux dire. Deux types m’ont braqué, juste là où vous vous tenez. J’ai dépensé en réparations le double de ce que j’ai gagné ce soir-là. Les gens buvaient dans les chambres, vomissaient, déchiraient tout. Ça a été encore pire sur l’I-10. Le réceptionniste de nuit au Days Inn, quand on va dans la direction d’Ehrenberg, est mort poignardé. Alors j’ai installé la clôture de sécurité, juste après. Maintenant, dès le début du scintillement, j’allume le panneau COMPLET et je m’enferme jusqu’à ce que ça soit fini.