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— En écoutant Duke », ai-je complété.

Il a souri. Nous sommes rentrés afin de m’inscrire sur le registre. « Duke, ou Pops, ou Diz. Miles si je suis d’humeur. » L’intimité du vrai fan appelant les morts par leur prénom. « Rien de postérieur à 1965. »

Le hall, mal éclairé, moquette, sans personnalité, était décoré comme un vieux western, mais par une porte donnant sur le refuge du propriétaire – qui semblait vivre sur place – s’écoulait encore un filet de musique. Il a examiné la carte de crédit que je lui tendais.

« Dr Dupree. » Il a tendu la main. « Allen Fulton. Vous allez dans l’Arizona ? »

Je lui ai raconté vouloir retrouver l’interstate près de la frontière.

« Je ne suis pas sûr que ce sera mieux sur l’I-10. Des nuits comme ça, on dirait que tout Los Angeles part vers l’est. Comme si le scintillement était une espèce de tremblement de terre ou de raz-de-marée.

— Je ne tarderai pas à reprendre la route. »

Il m’a tendu une clé. « Dormez un peu. C’est toujours une bonne idée.

— Pas de problème, pour la carte ? Si vous préférez du liquide…

— La carte vaut le liquide tant que ce n’est pas la fin du monde. Et si c’est la fin du monde, j’imagine que je n’aurais pas le temps de regretter. »

Il a ri. J’ai essayé de sourire.

Dix minutes plus tard, allongé tout habillé sur un lit dur dans une chambre qui sentait l’antiseptique parfum pot-pourri et l’air climatisé trop humide, je me demandais si je n’aurais pas dû rester sur la route. J’ai posé le téléphone sur la table de chevet, j’ai fermé les yeux et me suis endormi sans hésiter.

Pour m’éveiller une heure plus tard, les sens en alerte sans savoir pourquoi.

Je me suis redressé pour explorer la chambre du regard, comparant formes grises et obscurité avec ce dont je me souvenais. Mon attention a fini par se focaliser sur le rectangle pâle de la fenêtre, le rideau jaune puisant de lumière à mon arrivée.

Le scintillement avait cessé.

Cela aurait dû m’aider à dormir, cette obscurité plus douce, mais je savais, à la manière dont on sait ce genre de choses, que je n’arriverais plus à trouver le sommeil. Je lui avais mis un court instant le grappin dessus, mais il s’était maintenant enfui, et prétendre le contraire n’aurait servi à rien.

Je me suis servi de la petite cafetière à pression équipant la chambre pour me préparer une tasse de café. Une demi-heure plus tard, j’ai à nouveau regardé ma montre. Deux heures moins le quart. Le cœur de la nuit. La zone de l’objectivité perdue. Autant prendre une douche et repartir.

Je me suis habillé et j’ai descendu la tranquille allée de béton menant à l’entrée du motel avec l’intention de laisser les clefs dans la boîte, mais Fulton, le propriétaire, ne dormait toujours pas : le téléviseur brillait dans sa pièce. Il a sorti la tête quand il m’a entendu secouer la porte.

Il avait l’air bizarre. Un peu ivre, peut-être un peu défoncé. Il a cligné des yeux jusqu’à ce qu’il me reconnaisse. « Dr Dupree…

— Désolé de vous déranger à nouveau. Il faut que je reprenne la route. Mais merci pour votre hospitalité.

— Pas besoin d’expliquer. Bonne chance à vous. J’espère que vous arriverez quelque part avant l’aube.

— Je l’espère aussi.

— Moi, je le regarde juste à la télé.

— Ah bon ? »

Tout à coup, je ne savais plus très bien de quoi il parlait.

« Sans le son. Je ne veux pas réveiller Jody. Je vous ai parlé d’elle ? Ma fille. Elle a dix ans. Sa maman vit à La Jolla avec un réparateur de meubles. Jody passe l’été avec moi. Ici, dans le désert, quel destin, hein ?

— Bon, eh bien…

— Mais je ne veux pas la réveiller. » Il s’est soudain assombri. « J’ai tort ? De la laisser dormir pendant ce temps-là ? Ou aussi longtemps que possible ? Peut-être que je devrais la réveiller, en fait. Maintenant que j’y pense, elle ne les a jamais vues. Dix ans. Jamais vues. Si ça se trouve, c’est sa dernière chance.

— Désolé, je ne suis pas sûr de comprendre…

— Encore qu’elles soient différentes. Pas comme je m’en rappelais. Non que je sois un expert, loin de là… mais à l’époque, si on passait un minimum de nuits dehors, on finissait par les connaître assez bien.

— Quoi donc ? »

Il a cillé. « Les étoiles », a-t-il répondu.

Nous sommes allés près de la piscine vide regarder le ciel.

Le bassin n’avait pas été rempli depuis longtemps. De la poussière et du sable s’étaient amassés au fond, et quelqu’un avait doté les parois de graffitis violets en forme de bulles. Accroché à la clôture, un panneau métallique (BAIGNADE NON SURVEILLÉE) s’agitait dans le vent chaud arrivant par l’est.

Les étoiles.

« Vous voyez ? a dit Fulton. Différentes. Je ne retrouve pas les anciennes constellations. Tout a l’air comme… éparpillé. »

Quelques milliards d’années avaient cet effet. Tout vieillit, même le ciel : tout tend vers le maximum d’entropie, de désordre, d’aléatoire. Au cours des trois derniers milliards d’années, la galaxie dans laquelle nous vivons avait été torturée à grande échelle par une violence invisible, avait brassé son contenu avec celui d’une galaxie satellite plus petite (M41 dans les anciens catalogues) jusqu’à ce que les étoiles se retrouvent réparties dans le ciel comme une étendue sans signification. C’était comme regarder la main brutale du temps.

« Ça va, Dr Dupree ? a demandé Fulton. Vous devriez peut-être vous asseoir. »

Trop engourdi pour rester debout, en effet. Je me suis assis sur le béton caoutchouté, les pieds pendants dans la déclivité côté petit bassin de la piscine, en gardant toujours les yeux levés. Je n’avais jamais rien vu de si magnifique ni de si terrifiant.

« Plus que quelques heures avant le lever du soleil », a rappelé Fulton d’une voix triste.

Ah. Plus à l’est, quelque part au-dessus de l’Atlantique, le soleil devait déjà avoir percé l’horizon. J’allais interroger Fulton à ce sujet quand une petite voix s’est élevée dans l’ombre, derrière la porte du motel : « Papa ? Je t’ai entendu parler. » Sûrement Jody, la fille. Elle s’est approchée timidement d’un pas. Elle portait un pyjama blanc et des baskets non lacées. Elle avait un grand visage quelconque mais mignon et des yeux emplis de sommeil.

« Approche, chérie, a dit Fulton. Monte sur mes épaules et jette un coup d’œil au ciel. »

Elle a grimpé, toujours perplexe. Fulton s’est levé en tenant les chevilles de sa fille qu’il a approchée de l’obscurité pailletée.

« Regarde, a-t-il dit avec un sourire malgré les larmes qui avaient commencé à lui couler sur les joues. Regarde, Jody. Regarde comme on voit loin, cette nuit ! Cette nuit, tu vois presque jusqu’au fond du ciel. »

Je suis revenu dans la chambre regarder les informations à la télévision : d’après Fulton, la plupart des chaînes d’information du câble poursuivaient leurs émissions.

Le scintillement avait cessé une heure plus tôt. Il s’était tout simplement évanoui, tout comme la membrane Spin. Le Spin s’était terminé aussi tranquillement qu’il avait commencé, sans tambour ni trompette, sans autre bruit sinon, en provenance du côté ensoleillé de la planète, le grésillement de parasites impossibles à interpréter.

Le soleil.

Trois milliards d’années et quelques plus âgé qu’au moment où le Spin nous en avait séparés. J’ai essayé de me souvenir de ce que Jase m’avait raconté sur l’état actuel du ciel. Mortel, sans aucun doute : nous nous trouvions en dehors de la zone habitable, personne ne l’ignorait. La presse avait évoqué des océans en ébullition, mais en étions-nous déjà là ? Serions-nous morts à midi, ou avions-nous jusqu’à la fin de la semaine ?