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E.D. a examiné Jase – qui semblait soudain beaucoup plus jeune et moins sûr de lui – avant de lui dire de se dépêcher d’aller se nettoyer.

Puis il s’est tourné vers moi.

« Tyler, a-t-il dit.

— Oui monsieur ?

— Je suppose que tu n’es pas responsable de la situation. Je l’espère. »

Avait-il remarqué que nous étions arrivés sans mon vélo et que celui de Jason n’avait rien ? M’accusait-il de quoi que ce soit ? Je n’ai pas su que répondre. J’ai regardé la pelouse.

E.D. a soupiré. « Je vais t’expliquer une chose. Tu es l’ami de Jason. C’est bien. Jason en a besoin. Mais tu dois comprendre, comme ta mère le comprend, que ta présence ici ne va pas sans certaines responsabilités. Si tu veux passer du temps avec Jason, je compte sur toi pour veiller sur lui. Pour faire preuve de discernement. Il te semble peut-être ordinaire. Il ne l’est pas. Jason est doué et il a un avenir. Nous ne pouvons laisser quoi que ce soit se mettre en travers de cela.

— Exact », est intervenue Carol Lawton, et j’ai été sûr que la mère de Jason avait bu. Elle a penché la tête et failli tomber dans le gravier séparant l’allée de la haie. « Exact, c’est un putain de génie. Il va être le plus jeune génie du M.I.T. Ne le casse pas, Tyler, il est fragile. »

E.D. ne m’a pas quitté des yeux. « Rentre, Carol, a-t-il ordonné d’une voix atone. Nous sommes-nous bien compris, Tyler ?

— Oui m’sieur », ai-je menti.

Je n’avais pas compris E.D. du tout. Mais je savais qu’il n’avait pas tout à fait tort. Oui, Jason était spécial. Et oui, c’était à moi de veiller sur lui.

Le temps désarticulé

J’ai entendu parler pour la première fois du Spin cinq ans après l’Événement d’Octobre, au cours d’une soirée luge, par une nuit d’hiver d’un froid de loup. C’est Jason, évidemment, qui a annoncé la nouvelle.

La soirée avait commencé par un dîner chez les Lawton. Jason étant revenu de l’université pour les vacances de Noël, le repas prenait une allure d’événement, même si n’y participait « que la famille » – j’avais été invité sur l’insistance de Jase, et sans doute malgré les objections d’E.D.

« Ta mère devrait être là aussi, a chuchoté Diane en m’ouvrant la porte. J’ai essayé de la faire inviter par E.D., mais…» Elle a haussé les épaules.

Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter : Jason était déjà passé dire bonjour. « De toute manière, elle ne se sent pas bien. » Une migraine la clouait au lit, ce qui ne lui ressemblait pas. Et je pouvais difficilement me plaindre du comportement d’E.D. : le mois précédent, il avait offert de financer mes études de médecine si je réussissais les tests d’admission, « parce que ton père aurait aimé ça ». Bien que ce geste ait été à la fois généreux et faux sur le plan émotionnel, je ne pouvais me permettre de le refuser.

Marcus Dupree, mon père, avait été le meilleur (le seul, d’après certains) ami d’E.D. Lawton à l’époque de Sacramento, celle où ils essayaient de vendre des appareils de surveillance aérostatiques aux services météorologiques et aux patrouilles frontalières. Je gardais de lui des souvenirs sommaires et déformés par ce que ma mère m’avait raconté, même si je me rappelais distinctement les coups à la porte le soir de sa mort. Fils unique d’une famille canadienne française du Maine peinant à joindre les deux bouts, fier de son diplôme d’ingénieur, c’était un professionnel talentueux, mais naïf sur le plan financier : il avait perdu ses économies dans une suite de paris boursiers, laissant ma mère face à des traites qu’elle ne pouvait honorer.

Lorsqu’ils ont déménagé dans l’est, Carol et E.D. ont engagé ma mère comme gouvernante : sans doute E.D. tentait-il ainsi d’honorer la mémoire de son ami. Quelle importance qu’il ne laisse jamais ma mère oublier cette faveur ? Qu’il la traite par conséquent comme un accessoire domestique ? Qu’il préserve une espèce de système de castes dans lequel la famille Dupree ne pouvait de toute évidence tenir que la seconde place ? Cela pouvait avoir de l’importance ou pas. D’après ma mère, la générosité, sous quelle que forme que ce soit, était en voie de disparition. Aussi m’imaginais-je peut-être (ou peut-être y étais-je trop sensible) le plaisir qu’E.D. semblait prendre du fossé intellectuel entre Jason et moi, sa conviction apparente que j’étais né pour servir de faire-valoir à son fils, d’individu conventionnellement normal à l’aune duquel on pourrait juger des qualités exceptionnelles de Jason.

Par chance, Jason et moi savions tous deux que c’était des conneries.

Diane et Carol se trouvaient à table lorsque je m’y suis installé. Carol n’avait pas bu ce soir-là, ce qui sortait de l’ordinaire, du moins elle n’était pas assez ivre pour que cela se remarque. Elle avait abandonné son cabinet médical deux ans plus tôt et s’efforçait désormais de ne plus sortir de la propriété afin de ne pas risquer d’arrestation pour conduite en état d’ivresse. Elle m’a souri machinalement. « Tyler, a-t-elle dit. Bienvenue. »

Jason et son père sont descendus ensemble quelques minutes plus tard en échangeant regards et froncements de sourcils : de toute évidence, il se tramait quelque chose. Jason m’a salué d’un hochement de tête distrait en s’asseyant à côté de moi.

Comme la plupart des dîners de famille des Lawton, celui-là a été chaleureux mais tendu. Nous avons fait passer les petits pois en bavardant de tout et de rien. Carol se montrait distante, E.D. d’un calme inhabituel. Diane et Jason s’essayaient à prendre part à la conversation, mais à l’évidence, il s’était produit entre Jason et son père quelque chose dont ni l’un ni l’autre ne voulaient discuter. Jase semblait si réservé qu’au dessert, je me suis demandé s’il était malade : ses yeux quittaient à peine son assiette, à laquelle il n’avait presque pas touché. Au moment de partir à la soirée luge, il s’est levé avec une réticence manifeste et semblait sur le point de renoncer à sortir quand E.D. Lawton lui a dit : « Vas-y, prends du bon temps. Ça te changera les idées. » Je me suis alors demandé : ça lui changera les idées de quoi ?

Nous avons pris l’automobile de Diane, une petite Honda sans prétention, « une voiture genre première voiture », comme elle se plaisait à la décrire. Je me suis installé derrière la conductrice et Jason, toujours morose, sur le siège passager, les genoux dans le vide-poches.

« Qu’est-ce qu’il s’est passé ? a demandé Diane. Il t’a flanqué la fessée ?

— Pas vraiment.

— On dirait, à te voir.

— Ah bon ? Désolé. »

Le ciel, bien entendu, était noir. Lorsque nous avons tourné en direction du nord, les phares ont balayé des pelouses enneigées et un mur d’arbres dénudés. Nous avions connu trois jours auparavant une chute de neige record, suivie d’une vague de froid qui avait embaumé la couche neigeuse d’une peau de glace aux endroits négligés par les chasse-neige. Quelques voitures nous ont doublés sans se départir d’une vitesse prudente.

« Alors quoi ? a insisté Diane. C’est grave ? »

Jason a haussé les épaules.

« Guerre ? Pestilence ? Famine ? »

Il a haussé les épaules à nouveau et remonté le col de sa veste.

La situation ne s’est pas vraiment arrangée à la soirée. Il faut dire aussi qu’il s’agissait plutôt d’un rassemblement de personnes, anciens camarades d’école et autres, dont Diane et Jason avaient fait la connaissance à Rice. Cela se passait chez la famille d’un autre ancien de Rice revenu d’une des prestigieuses universités de l’Ivy League, et les parents s’étaient efforcés d’organiser une soirée thématique très convenable, avec mini-sandwiches, chocolat chaud et luge sur la pente douce derrière la maison. Mais pour la majorité des invités – mornes BCBG ayant skié à Zermatt ou Gstaad bien avant d’être débarrassés de leurs appareils orthodontiques – ce n’était qu’une excuse supplémentaire pour s’enivrer en douce. À l’extérieur, sous des guirlandes de lumières colorées, les flasques chromées circulaient en toute liberté, et au sous-sol, un certain Brent vendait de l’ecstasy au gramme.