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— J’ai soixante-huit ans. Je dors moins qu’avant. Mais tu as raison, je suis fatiguée… j’ai en effet besoin de m’allonger. Dès que j’aurais terminé ça. Si on ne s’occupe pas d’elle, cette horloge perd la notion du temps. Sais-tu que ta mère la réglait chaque jour ? Et après sa mort, Marie la remontait chaque fois qu’elle faisait le ménage. Mais Marie ne vient plus depuis environ six mois. Depuis six mois, l’horloge est donc coincée sur quatre heures et quart. Comme dit la blague, elle donne l’heure juste deux fois par jour.

— Nous devrions parler de Jason. » La veille, épuisé, je m’étais contenté des informations essentielles : arrivé sans prévenir une semaine avant la fin du Spin, Jason était tombé malade la nuit où les étoiles avaient réapparu. Ses symptômes, intermittents, consistaient en une paralysie partielle, une perte de vision et de la fièvre. Carol avait essayé d’appeler les secours mais vu les circonstances, elle n’en avait pas obtenu, aussi s’occupait-elle elle-même de lui, bien qu’elle n’ait pas été capable de diagnostiquer le problème ou de fournir davantage que de simples soins palliatifs.

Elle craignait qu’il soit en train de mourir, appréhension qui ne s’étendait toutefois pas au reste du monde. Jason lui avait conseillé de ne pas s’inquiéter à ce sujet. Les choses vont bientôt reprendre leur cours normal, avait-il affirmé.

Et elle l’avait cru. Le soleil rouge ne signifiait rien de terrifiant pour Carol. Mais les nuits étaient difficiles, disait-elle. Les nuits s’emparaient comme un cauchemar de Jason.

Je suis d’abord passé voir Diane.

Carol l’avait installée à l’étage dans sa chambre d’enfant, reconvertie en une chambre d’amis sans personnalité. J’ai trouvé Diane stable sur le plan physique et capable de respirer sans assistance, ce qui n’avait toutefois rien de rassurant. Cela figurait dans l’étiologie de la maladie. La vague avançait et reculait, mais chaque cycle laissait le malade avec un peu moins de résistance et de forces.

J’ai embrassé le front sec et brûlant de Diane en lui disant de se reposer. Elle n’a eu aucune réaction laissant penser qu’elle m’avait entendu.

Je me suis alors rendu au chevet de Jason. Il fallait que je lui pose une question.

D’après Carol, Jase était revenu à la Grande Maison à cause d’un conflit à Périhélie. Elle n’avait pas retenu les détails, mais cela avait un rapport avec le père de Jason (« E.D. a recommencé à mal se comporter », avait-elle dit) et avec « ce petit homme noir et ridé, celui qui est mort. Le Martien ».

Le Martien. Le fournisseur du traitement de longévité ayant transformé Jason en Quatrième Âge. Du traitement censé protéger Jason de ce qui le tuait maintenant.

Il était éveillé quand j’ai frappé à la porte de sa chambre, celle qu’il avait occupée trente ans plus tôt, à l’époque où nous étions des enfants dans le monde limité des enfants, quand les étoiles figuraient à leur place légitime. J’y ai retrouvé le rectangle un peu plus clair sur le mur, à l’emplacement autrefois recouvert par un poster du système solaire. J’y ai retrouvé la moquette, depuis longtemps nettoyée à la vapeur et chimiquement décolorée, sur laquelle nous avions répandu à l’époque Coca et miettes, par des jours pluvieux comme celui-ci.

Et j’y ai retrouvé Jason.

« Il me semble entendre Tyler », a dit celui-ci.

Il était allongé sur le lit, tout habillé – il tenait à s’habiller tous les matins, m’avait indiqué Carol –, en pantalon kaki et chemise de coton bleu. Le dos soutenu par des oreillers, il semblait jouir de toutes ses facultés mentales. « Ça manque un peu de lumière, par ici, Jase, ai-je dit.

— Ouvre les stores, si tu veux. »

Ce que j’ai fait, mais cela n’a eu d’autre effet que de laisser entrer à l’intérieur un peu plus de ce maussade jour ambre. « Ça te gêne si je t’examine ?

— Bien sûr que non. »

Il ne me regardait pas. Il regardait, à en croire la position de sa tête, un morceau de mur sans rien de particulier. « Tu as des problèmes de vision, d’après Carol.

— Carol vit dans le déni, comme on dit dans ton domaine. En fait, je suis aveugle. Je n’ai rien vu depuis hier matin. »

Je me suis assis près de lui sur le lit. Il a tourné la tête vers moi en un mouvement fluide mais d’une lenteur de cauchemar. J’ai pris une lampe-stylo dans ma poche de poitrine et en ai braqué le faisceau sur son œil droit pour observer la contraction de sa pupille.

Elle ne s’est pas contractée.

Elle a même fait pire.

Elle a scintillé. La pupille de Jason a scintillé comme si on y avait injecté de minuscules diamants.

Jason a dû sentir mon mouvement de recul.

« C’est si horrible que ça ? » a-t-il demandé.

J’ai été incapable de répondre.

Il a insisté, plus sombrement : « Je ne peux pas utiliser de miroir. S’il te plaît, Ty. J’ai besoin que tu me dises ce que tu vois.

— C’est… Je ne sais pas de quoi il s’agit, Jason. Ce n’est rien que je puisse diagnostiquer.

— Contente-toi de le décrire, s’il te plaît. »

J’ai essayé de retrouver un détachement clinique. « Cela donne l’impression que des espèces de cristaux t’ont poussé dans l’œil. La sclérotique a l’air normale et l’iris ne semble pas affecté, mais la pupille est totalement dissimulée par des paillettes d’une chose qui ressemble à du mica. Je n’ai jamais entendu parler d’un truc de ce genre. Je n’aurais jamais cru cela possible. Je ne peux pas le soigner. »

Je me suis éloigné du lit, j’ai trouvé une chaise et je me suis assis dessus. Pendant un moment, il n’y a pas eu d’autre bruit que le tic-tac du réveil, une autre des authentiques antiquités de Carol.

Puis Jason a inspiré et s’est forcé à produire ce qu’il semblait prendre pour un sourire rassurant. « Merci. Tu as raison. Ce n’est pas une affection que tu peux traiter. Mais je vais quand même avoir besoin de ton aide pendant… eh bien, pendant les deux prochains jours. Carol essaye, mais elle a très nettement perdu pied.

— Moi aussi. »

La pluie a encore cinglé la fenêtre. « L’aide dont j’ai besoin n’est pas uniquement médicale.

— Si tu as une explication…

— J’en ai une au mieux partielle.

— Alors fais-m’en part, s’il te plaît, Jase, parce que je commence à avoir un peu peur. »

Il a penché la tête, écoutant un bruit que je n’avais pas entendu ou ne pouvais pas entendre, jusqu’à ce que je commence à me demander s’il m’avait oublié.

Puis il a dit : « La version courte, c’est qu’une chose sur laquelle je n’ai aucun contrôle s’est emparée de mon système nerveux. L’état de mes yeux n’en est qu’une manifestation extérieure.

— Une maladie ?

— Non, mais c’est l’effet que cela a.

— Est-ce contagieux ?

— Au contraire. Je crois que c’est unique. Une maladie qui ne peut se déclarer que chez moi. Du moins, sur cette planète.

— Il y a donc un rapport avec le traitement de longévité.

— D’une certaine manière. Mais je…

— Non, Jase, j’ai besoin d’une réponse avant que tu continues : ton état actuel, quel qu’il soit, résulte-t-il directement du médicament que je t’ai administré ?

— Pas directement, non… tu n’es en aucun cas fautif, si c’est ce que tu veux savoir.

— Pour le moment, je me fiche complètement de connaître le fautif. Diane est malade. Carol ne te l’a pas dit ?