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J’ai pensé : Et alors, tu le sais, maintenant ? Mais peut-être le savait-il. Peut-être s’agissait-il de ce qu’il voulait communiquer avant de perdre la parole, la raison pour laquelle il voulait l’enregistrer. « Wun savait que tu risquais d’agir ainsi ?

— Non, et je ne pense pas qu’il aurait approuvé… même si lui-même hébergeait la même application.

— Vraiment ? Cela ne se voyait pas.

— Normal. Souviens-toi : ce qu’il m’arrive, ce qui arrive à mon corps et à mon cerveau, ce n’est pas l’application. » Il a tourné ses yeux aveugles vers moi. « C’est un dysfonctionnement. »

Les réplicateurs lancés par la Terre avaient prospéré dans le système solaire externe, loin du Soleil. (Les Hypothétiques s’en étaient-ils rendu compte, et attribuaient-ils à la Terre la responsabilité de cette intervention conçue par Mars ? Était-ce, comme E.D. l’avait laissé entendre, ce que les rusés Martiens avaient prévu depuis le début ? Jason ne l’a pas dit… j’ai supposé qu’il n’en savait rien.)

Avec le temps, les réplicateurs s’étaient répandus jusqu’aux étoiles les plus proches, puis au-delà… et en fin de compte, bien au-delà. Les distances astronomiques nous empêchaient de voir les colonies réplicateurs, mais en les reportant sur une carte de notre voisinage stellaire, on dessinait un nuage en expansion continue, une explosion de vie artificielle se produisant à une lenteur de glaciation.

Les réplicateurs n’étaient pas immortels. En tant qu’entités individuelles, ils vivaient, se reproduisaient et finissaient par mourir. Le réseau qu’ils avaient construit restait en place, récif de corail constitué de nœuds interconnectés dans lequel les nouvelles données s’accumulaient et s’écoulaient vers le point d’origine du réseau.

« La dernière fois que nous avons discuté, ai-je rappelé à Jase, tu as parlé d’un problème. D’un dépérissement de la population réplicateurs.

— Ils ont fait une rencontre que personne n’avait prévue.

— Laquelle, Jase ? »

Il a gardé le silence quelques instants, comme pour rassembler ses pensées.

« En lançant les réplicateurs, a-t-il dit, nous avons supposé que nous introduisions une nouveauté dans l’univers, un genre de vie artificielle absolument original. C’était une supposition naïve. Nous, les êtres humains, terriens ou martiens, ne constituions pas la première espèce intelligente de la galaxie. Loin de là. En fait, nous n’avons rien de vraiment particulier. À peu près tout ce que nous avons accompli au cours de notre brève histoire a déjà été fait, quelque part, par quelqu’un d’autre.

— Tu veux dire que les réplicateurs sont tombés sur d’autres réplicateurs ?

— Une écologie de réplicateurs. Les étoiles sont une jungle, Tyler. Elles contiennent davantage de vie que tu ne l’as jamais imaginé. »

J’ai essayé de me représenter le processus tandis que Jason me le décrivait :

Loin de la Terre isolée par le Spin, loin du système solaire… si loin dans l’espace que le Soleil lui-même n’était qu’une étoile parmi d’autres dans le ciel surpeuplé, une graine de réplicateurs atterrissait sur un fragment de glace poussiéreuse et commençait à se reproduire. Ce réplicateur initiait le même cycle de croissance, spécialisation, observation, communication et reproduction qui s’était déroulé à d’innombrables reprises au cours des lentes migrations de ses ancêtres. Peut-être atteignait-il la maturité, peut-être commençait-il même à émettre des microjets de données, mais cette fois, le cycle se voyait interrompu.

Quelque chose avait détecté la présence du réplicateur. Quelque chose d’affamé.

Le prédateur (m’a expliqué Jase) était une autre sorte de système semi-organique à rétroaction autocatalytique – une autre colonie de mécanismes cellulaires autoreproductibles, autant machine que biologie – et le prédateur était connecté à son propre réseau, plus ancien et beaucoup plus étendu que tout ce que les réplicateurs terrestres avaient eu le temps de construire durant leur exode depuis la Terre. Le prédateur, nettement plus évolué que sa proie, bénéficiait de sous-routines de recherche de nourriture et d’utilisation des ressources qui avaient connu un affinage de plusieurs milliards d’années. La colonie de réplicateurs terrestres, aveugle et incapable de fuir, ne tardait pas à se faire avaler.

Mais « avaler » avait ici un sens spécial. Le prédateur ne voulait pas seulement les molécules carbonées sophistiquées constituant les réplicateurs arrivés à maturité, si utiles étaient-elles. La signification du réplicateur, les fonctions et stratégies inscrites dans ses modèles reproductifs présentaient un intérêt bien supérieur pour lui. Le prédateur adoptait celles qui lui semblaient posséder de la valeur, puis réorganisait et exploitait la colonie réplicateurs à ses propres fins. La colonie ne mourait pas : elle se retrouvait absorbée, ontologiquement engloutie, subsumée avec ses camarades sous une hiérarchie interstellaire plus grande, plus complexe et beaucoup plus ancienne.

Ce n’était ni le premier ni le dernier appareil de ce genre à se faire absorber.

« Les réseaux réplicateurs, a dit Jason, sont l’une des choses que les civilisations intelligentes tendent à produire. Étant donné la difficulté inhérente au voyage à vitesse subluminique pour explorer la galaxie, la plupart des cultures technologiques finissent par choisir un réseau en expansion de machines de von Neumann – c’est ce que sont les réplicateurs –, puisque cela ne coûte rien en termes de maintenance et génère un filet d’informations scientifiques croissant de manière exponentielle avec le temps historique.

— D’accord, ai-je dit. Je comprends. Les réplicateurs martiens ne sont pas uniques. Ils sont tombés sur ce que tu appelles une écologie…

— Une écologie de von Neumann. » (D’après le mathématicien du vingtième siècle John von Neumann, le premier à avoir suggéré la possibilité de machines autoreproductibles.)

« Une écologie de von Neumann qui les a absorbés. Mais cela ne nous apprend rien sur les Hypothétiques ou le Spin. »

Jason a pincé les lèvres d’impatience. « Tyler… tu ne comprends pas. Les Hypothétiques sont l’écologie de von Neumann. C’est une seule et même chose. »

Arrivé à ce point, il m’a fallu prendre du recul pour me demander qui se trouvait au juste dans la pièce avec moi.

Cela ressemblait à Jase. Mais tout ce qu’il venait de dire jetait le doute sur ce point.

« Tu es en communication avec ce… cette entité ? Maintenant, je veux dire ? En ce moment même ?

— Je ne sais pas si tu appellerais ça une communication. Une communication fonctionne dans les deux sens. Ce n’est pas le cas ici, du moins pas au sens où tu l’entends. Et une véritable communication ne serait pas aussi frénétique. C’est frénétique. Surtout la nuit. Les données sont moins nombreuses le jour, sans doute parce que les radiations solaires noient le signal.

— Le signal est plus fort la nuit ?

— Peut-être le terme “signal” est-il trompeur aussi. Un signal, c’est ce que les réplicateurs d’origine étaient conçus pour transmettre. Ce que je reçois arrive par la même onde porteuse et transmet des informations, mais est actif et non passif. Cela essaye de faire de moi ce qu’il a fait à tout autre nœud du réseau. En réalité, Ty, il essaye de s’emparer et de reprogrammer mon système nerveux. »

Il y avait donc bien une troisième entité dans la pièce. Moi, Jase… et les Hypothétiques, qui le dévoraient vivant.