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Jason a trouvé une chaise dans un coin et s’y est installé en jetant des regards mauvais à tous ceux qui ne gardaient pas leurs distances. Diane m’a abandonné après m’avoir présenté à une fille aux grands yeux prénommée Holly, qui a entamé un monologue portant sur tous les films qu’elle avait vus au cours des douze derniers mois. Elle a fait avec moi le tour de la pièce pendant presque une heure, s’interrompant de temps à autre pour dérober des rouleaux de Californie[2] sur un plateau. Lorsqu’elle s’est excusée pour se rendre aux toilettes, j’ai filé à l’endroit où Jason boudait pour le supplier de venir dehors avec moi.

« Je ne suis pas d’humeur à faire de la luge.

— Moi non plus. Rends-moi ce service, tu veux bien ? »

Nous avons donc enfilé nos bottes et nos parkas avant de sortir. La nuit était froide, sans un souffle de vent. Sous la véranda ouverte, une demi-douzaine de diplômés de Rice baignant dans un halo de fumée de cigarette nous regardait passer. Nous avons suivi un chemin tracé dans la neige jusqu’à nous retrouver à peu près seuls au sommet d’une petite colline, au-dessus de quelques lugeurs glissant sans trop d’enthousiasme dans la lumière de cirque dispensée par les éclairages de Noël. J’ai parlé à Jason d’Holly, qui était restée collée à moi comme une sangsue en vêtements Gap. Il a haussé les épaules en disant : « Chacun ses problèmes.

— Mais enfin, qu’est-ce que tu as, ce soir ? »

Avant qu’il puisse répondre, mon téléphone portable a sonné. C’était Diane, dans la maison. « Vous êtes partis où, les gars ? Holly est plutôt en rogne. L’abandonner comme ça. C’est très grossier, Tyler.

— Il doit bien y avoir quelqu’un d’autre qu’elle peut prendre pour cible de sa conversation.

— Elle est juste un peu nerveuse. Elle ne connaît pas grand monde, ici.

— Désolé, mais en quoi ça me concerne ?

Je me suis dit que ça pourrait accrocher, entre vous. »

J’ai cillé. « Accrocher ? » Il n’y avait aucun moyen d’interpréter cela de la bonne manière. « Je rêve ou tu es en train de me dire que tu essayais de nous faire sortir ensemble ? »

Elle a gardé le silence durant une ou deux secondes accusatrices. « Allons, Tyler… Ne le prends pas comme ça. »

Pendant cinq ans, l’image de Diane était tour à tour devenue nette ou floue, comme dans un film amateur, ou du moins c’est ce qu’il me semblait. À certains moments, surtout une fois Jason parti à l’université, j’avais eu l’impression d’être son meilleur ami. Elle m’appelait, on discutait, on allait faire les magasins ou voir des films ensemble. On était amis. Copains. S’il y avait la moindre tension sexuelle, c’était semblait-il uniquement de mon côté, et je prenais soin de la dissimuler, parce que, même partielle, cette intimité restait fragile – je le savais sans qu’on ait besoin de me le dire. Il n’y avait pas la moindre passion, quelle qu’elle soit, dans ce que Diane voulait de moi.

Bien entendu, E.D. n’aurait jamais toléré entre Diane et moi d’autre relation que chaperonnée, fondamentalement infantile, et ne risquant à aucun moment de prendre un tournant inattendu. Mais cette distance entre nous semblait convenir aussi à Diane, qu’il m’arrivait de ne presque plus voir pendant des mois. Je lui adressais par exemple un signe amical pendant qu’elle attendait le bus de Rice (à l’époque où elle allait encore à Rice), mais durant ces périodes-là, elle n’appelait jamais, et les rares fois où j’avais l’audace de lui téléphoner, elle n’était pas d’humeur à discuter.

Il m’arrivait alors de sortir avec des filles de l’école, en général des timides qui auraient préféré (souvent ouvertement) fréquenter un type à la popularité plus remarquable mais s’étaient résignées à une vie sociale de second plan. Aucune de ces relations n’avait duré. À dix-sept ans, j’ai perdu ma virginité avec une jolie fille d’une taille surprenante nommée Elaine Bowland ; j’ai essayé de me convaincre que j’étais amoureux d’elle, mais on s’est séparés en douceur avec un mélange de regret et de soulagement au bout de huit ou neuf semaines.

Après chacun de ces épisodes, Diane appelait à l’improviste, et nous bavardions, et je ne parlais pas d’Elaine Bowland (ou de Toni Hickock, ou de Sarah Burstein), tandis que Diane ne se résolvait jamais vraiment à me dire comment elle avait occupé son temps libre durant notre hiatus, et ce n’était pas grave car nous nous retrouvions très vite à l’intérieur de la bulle, en équilibre entre amour romantique et simulacre, enfance et âge adulte.

J’ai essayé de ne pas espérer davantage. Mais je ne pouvais m’empêcher de souhaiter sa compagnie. Et je pensais qu’elle recherchait la mienne. Après tout, elle ne cessait de revenir vers moi. J’avais vu de quelle manière elle se détendait avec moi, son sourire spontané lorsque j’entrais dans la pièce, une quasi-déclaration : Oh, bien, Tyler est là. Rien de mal n’arrive quand il est là.

« Tyler ? »

Je me suis demandé ce qu’elle avait dit à Holly. Tyler est vraiment sympa, mais il me colle aux basques depuis des années, maintenant… entre vous deux, ça devrait marcher du tonnerre !

« Tyler ? » Elle semblait angoissée. « Tyler, si tu ne veux pas parler à…

— Eh bien non, en fait.

— Alors passe-moi Jason, s’il te plaît. »

J’ai tendu mon téléphone portable à Jason, qui a écouté quelques instants. Puis il a dit : « On est en haut de la colline. Non. Non. Et si tu venais nous rejoindre ? Il ne fait pas si froid que ça. Non. »

Je ne voulais pas la voir. J’ai commencé à m’éloigner. Jason m’a lancé mon portable en me disant : « Fais pas chier, Tyler. Il faut que je vous parle, à Diane et à toi.

— Que tu nous parles de quoi ?

— De l’avenir. »

C’était une réponse énigmatique au point d’en devenir agaçante. « Tu n’as peut-être pas froid, mais moi, si. » Je me gelais.

« C’est plus important que tes problèmes avec ma sœur. » Il était sérieux comme un pape. « Et je sais l’importance qu’elle a pour toi.

— Elle n’a aucune importance pour moi.

— Ce ne serait pas vrai même si vous n’étiez qu’amis.

— On n’est qu’amis. » Je ne lui avais jamais vraiment parlé de Diane, nos conversations n’étant pas censées aborder ce sujet. « Demande-lui, tu verras.

— Tu fais la gueule parce qu’elle t’a présenté à cette Holly.

— Je ne veux pas en parler.

— Elle a juste voulu se comporter en sainte. C’est sa nouvelle marotte. Elle a lu ces livres, tu sais ?

— Lesquels ?

— Ceux de théologie apocalyptique. Qu’on trouve en général sur le présentoir des best-sellers. Tu sais bien : Prier dans le noir de C.R. Ratel, l’abnégation du moi terrestre. Il faut que tu regardes davantage la télévision dans la journée, Tyler. Elle n’essayait pas de t’insulter. C’est une espèce de geste.

— Et ça excuse son comportement ? » Je me suis éloigné de quelques pas supplémentaires en direction de la maison, en me demandant comment rentrer sans eux.

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2

Mélange de riz, de crabe et d’avocat roulé dans une feuille d’algue.