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Carol se tenait assise d’un côté du lit, moi de l’autre. J’immobilisais les épaules de Jason pendant ses convulsions et Carol lui essuyait le front chaque fois qu’il ne pouvait plus parler. Les yeux de Jason étincelaient dans la lumière de la bougie et fixaient le vide avec attention.

« La membrane Spin est toujours en place, elle fonctionne, elle pense, mais sa fonction temporelle est terminée, achevée… c’est cela, les scintillements : les effets secondaires d’un processus de désyntonisation, qui a rendu la membrane perméable afin de laisser quelque chose la traverser pour pénétrer dans l’atmosphère, quelque chose de gros…»

Plus tard, ce dont il parlait est devenu évident. Mais sur le moment, cela m’a laissé perplexe et j’ai soupçonné Jason d’avoir sombré dans la démence, dans une espèce de surcharge métaphorique gouvernée par le mot « réseau ».

Je me trompais, bien entendu.

Ars moriendi ars vivendi est : l’art de mourir est celui de vivre. J’avais lu cette maxime quelque part pendant mon troisième cycle universitaire et je m’en suis souvenu au chevet de Jason. Il est mort comme il avait vécu, dans la poursuite héroïque de la compréhension. Il ferait cadeau au monde des fruits de cette compréhension, fruits non pas thésaurisés mais librement distribués.

Mais l’autre souvenir qui m’est revenu à l’esprit, tandis que les Hypothétiques transformaient et érodaient la substance du système nerveux de Jason d’une manière qu’ils ne pouvaient savoir mortelle pour lui, est celui de cet après-midi, longtemps auparavant, où il avait dévalé Bantam Hill Road sur mon vélo d’œuvre de bienfaisance depuis le sommet de la colline. Je me suis souvenu avec quelle adresse, presque digne d’un danseur de ballet, il avait contrôlé cette machine en cours de désintégration, jusqu’à ce qu’il n’en reste rien d’autre que balistique et vélocité, l’inévitable dégradation de l’ordre en chaos.

Le corps de Jason – et n’oublions pas que c’était un Quatrième Âge – était une machine réglée avec précision. Il n’est pas mort facilement. Peu avant minuit, Jason a perdu la parole, et c’est à ce moment-là qu’il a commencé à sembler effrayé et plus vraiment humain. Carol lui a tenu la main en lui assurant qu’il était en sécurité, à la maison. Je ne sais pas si cette consolation est parvenue jusqu’aux étranges salles convolutées dans lesquelles son esprit était entré. Je l’espère.

Peu après, ses yeux se sont révulsés et ses muscles se sont décontractés. Son corps a continué à se battre, à inspirer convulsivement presque jusqu’au matin.

Je l’ai alors laissé avec Carol, qui lui a caressé le front avec une douceur infinie tout en lui parlant à voix basse, comme s’il pouvait encore l’entendre, et je n’ai pas remarqué que le soleil s’est levé, non plus rouge et boursouflé mais aussi brillant et parfait qu’avant la fin du Spin.

4 × 109 ap. J.-C./Nous atterrissons tous quelque part

Je suis resté sur le pont du Capetown Maru tandis qu’il quittait son mouillage pour se diriger vers la haute mer.

Pendant les feux de pétrole, pas moins de douze porte-conteneurs ont appareillé à Teluk Bayur en cherchant à obtenir la meilleure position à la sortie du port. Il s’agissait pour la plupart de petits navires marchands d’immatriculation douteuse qui se rendaient sans doute à Port Magellan malgré ce qu’affirmaient leurs manifestes – des bâtiments dont les propriétaires et capitaines avaient beaucoup à perdre des contrôles que provoquerait une enquête.

Appuyés au bastingage, Jala et moi observions un caboteur piqueté de rouille s’écarter d’une couche de fumée en virant de bord à proximité inquiétante de la poupe du Capetown. Les deux bateaux actionnaient leur sirène et l’équipage de pont du Capetown regardait avec appréhension vers l’arrière. Mais le caboteur a changé de cap avant la collision.

Puis nous nous sommes retrouvés hors de la protection du port, dans les rouleaux de la haute mer, et je suis descendu rejoindre Ina, Diane et les autres émigrés dans le poste d’équipage. Tout comme ses parents et Ibu Ina, installés avec lui à une table à tréteaux, Eng semblait indisposé. Par égard pour sa blessure, on avait laissé à Diane la seule chaise rembourrée du local, mais la plaie avait cessé de saigner et Diane était parvenue à enfiler des vêtements secs.

Jala est entré une heure plus tard. Il a crié pour obtenir l’attention de tous avant de prononcer un discours, qu’Ina m’a traduit : « Je vous épargne sa prétentieuse autosatisfaction… Jala raconte qu’il est allé dans la timonerie parler au capitaine. Les débuts d’incendie sur le pont sont tous éteints, dit-il, nous sommes en route et en sécurité. Le capitaine s’excuse pour la houle. D’après les prévisions météorologiques, le temps devrait changer en fin de soirée ou en début de matinée. Mais pour ce qui concerne les prochaines heures…»

Assis à côté d’elle, Eng s’est alors tourné pour lui vomir sur les genoux, finissant sa phrase pour elle.

Deux nuits plus tard, je suis monté sur le pont regarder les étoiles avec Diane.

Le pont principal était plus calme la nuit qu’à n’importe quel moment de la journée. Entre les conteneurs longs de douze mètres, trop exposés, et la superstructure de poupe, nous avons déniché un endroit sûr pour parler sans qu’on nous entende. La mer était calme, l’air d’une chaleur agréable, et les étoiles grouillaient au-dessus des cheminées et radars du Capetown, comme emmêlées dans son gréement.

« Tu continues à écrire ta biographie ? » Diane avait vu l’assortiment de cartes mémoire que je transportais dans mes bagages, avec la contrebande numérique et pharmaceutique rapportée de Montréal. Ainsi que divers papiers, carnets, pages et notes manuscrites.

« Moins souvent. Cela ne me semble plus aussi urgent. Le besoin de tout mettre par écrit…

— Ou la peur d’oublier.

— Ou ça, oui.

— Et te sens-tu différent ? » a-t-elle demandé avec un sourire.

J’étais un nouveau Quatrième Âge. Pas Diane. Sa blessure avait déjà cicatrisé, ne laissant qu’une longueur de chair froncée suivant la courbure de sa hanche. La capacité de son corps à se régénérer continuait à me sembler troublante. Même si, a priori, j’en bénéficiais aussi.

Elle posait cette question pour me taquiner. J’avais demandé de nombreuses fois à Diane si elle se sentait différente en tant que Quatrième Âge. La véritable question étant, bien entendu, si elle me semblait différente.

La bonne réponse n’existait pas. Diane était manifestement une personne différente après avoir frôlé la mort et ressuscité à la Grande Maison… qui n’aurait pas changé ? Elle avait perdu un mari et une foi, puis repris conscience dans un monde face auquel le Bouddha lui-même se serait gratté la tête de perplexité.

« La transition n’est qu’une porte, a-t-elle dit. Une porte donnant dans une pièce. Une pièce dans laquelle tu n’es jamais entré, même si tu as pu l’entrapercevoir de temps en temps. C’est désormais dans cette pièce que tu vis, elle est à toi, elle t’appartient. Elle a certaines qualités que tu ne peux pas changer : tu ne peux pas la rendre plus grande ou plus petite. Mais tu peux la meubler à ton goût.

— C’est davantage un proverbe qu’une réponse, ai-je dit.

— Désolée. Je ne peux pas faire mieux. » Elle a levé la tête vers les étoiles. « Regarde, Tyler, on voit l’Arc. »