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Nous avons vu la séquence vidéo sur cette structure monstrueuse qui s’était enfoncée dans la peau de la planète, avec l’eau de l’océan Indien continuant à s’évaporer au contact des énormes colonnes. L’Arc, comme on avait commencé à l’appeler, ou le Passage de l’Arc, à cause de sa forme mais aussi des navires en mer revenus au port en parlant de balises de navigation disparues, de conditions météorologiques étranges, de compas devenus fous, de littoral sauvage là où il ne devrait pas y avoir de continent. Divers bâtiments de guerre ont aussitôt été dépêchés. Le testament de Jason laissait deviner l’explication, mais seuls quelques individus avaient eu la chance de l’écouter : Diane, moi et la douzaine de personnes l’ayant reçu par courrier postal.

Le temps s’est rafraîchi et Diane a commencé à prendre un peu d’exercice chaque jour, à faire du jogging sur le sentier de terre battue derrière le motel, à en revenir avec une odeur de feuilles mortes et de fumée de bois dans les cheveux. Son appétit s’est amélioré, tout comme le menu du café-restaurant. Les livraisons de nourriture avaient repris, l’économie nationale redémarrait tant bien que mal.

Nous avons appris que pour Mars aussi, le Spin avait cessé. Des signaux avaient été échangés entre les deux planètes ; le président Lomax, dans un de ses discours tous-unis-autour-du-drapeau, a même laissé entendre une reprise du programme spatial habité, premier pas vers l’établissement de relations continues avec ce qu’il a appelé (d’un ton d’une exubérance suspecte) « notre planète sœur ».

Nous avons parlé du passé. Nous avons parlé de l’avenir.

Mais nous ne sommes pas tombés dans les bras l’un de l’autre.

Nous nous connaissions trop bien, ou peut-être suffisamment bien. Nous avions un passé mais pas de présent. Et la disparition de Simon près de Manassas rongeait Diane d’angoisse.

« Il a failli te laisser mourir, lui ai-je rappelé.

— Pas volontairement. Il n’est pas méchant. Tu le sais.

— Alors il est d’une naïveté dangereuse. »

Diane a fermé les yeux d’un air songeur. Puis elle a dit : « Il y avait une phrase que le pasteur Bob Kobel aimait bien, au Tabernacle du Jourdain. “Son cœur appelait Dieu.” Si elle décrit quelqu’un, c’est bien Simon. Mais il faut analyser la phrase. “Son cœur appelait”… Je pense que cela s’applique à chacun de nous, à tout le monde. Toi, Simon, Jason, moi. Même Carol. Même E.D. Quand les gens arrivent à comprendre à quel point l’univers est grand et la vie humaine courte, leurs cœurs appellent. Parfois c’est un cri de joie : je pense que c’était le cas pour Jason, je pense que c’est ce que je ne comprenais pas chez lui. Il avait un don pour l’admiration. Mais pour la plupart d’entre nous, c’est un cri de terreur. Terreur de l’extinction, de l’absence de signification. Nos cœurs appellent. Peut-être Dieu, ou peut-être juste pour briser le silence. » Elle a écarté les cheveux lui venant sur le front et j’ai constaté que son bras, dangereusement aminci par la maladie, avait désormais retrouvé force et plénitude. « Je pense que le cri s’élevant du cœur de Simon était le son le plus purement humain du monde. Mais oui, il manque de psychologie, oui, il est naïf, d’où son passage dans tous ces styles de foi, le Nouveau Royaume, le Tabernacle du Jourdain, le ranch Condon… peu importait, du moment que cela utilisait un langage simple et direct et répondait au besoin humain de signification.

— Même si cela te tuait ?

— Je n’ai pas dit qu’il était raisonnable. Je dis qu’il n’est pas mauvais. »

Plus tard, j’ai reconnu ce genre de discours : elle parlait comme une Quatrième. Détachée mais impliquée. Intime mais objective. Cela ne me déplaisait pas, mais cela me dressait parfois les cheveux sur la tête.

Peu après que je la déclare en parfaite santé, Diane m’a annoncé vouloir partir. Je lui ai demandé où elle comptait aller.

Elle m’a répondu devoir retrouver Simon. Elle avait « des choses à régler », d’une manière ou d’une autre. Après tout, ils étaient toujours mariés. Elle tenait à savoir s’il vivait ou non.

Je lui ai rappelé qu’elle n’avait ni argent ni logement. Elle m’a assuré qu’elle se débrouillerait. Je lui ai donné une des cartes de crédit fournies par Jason, en la prévenant que je ne pouvais garantir son fonctionnement : je n’avais aucune idée de qui payait et du montant de découvert autorisé, j’ignorais même si quelqu’un ne pourrait pas retrouver sa trace avec.

Elle m’a demandé comment me contacter.

« Appelle-moi, tout simplement », ai-je répondu. Elle avait mon numéro, j’avais payé des années durant pour le conserver, tout comme j’avais gardé en permanence à portée de main, même s’il ne sonnait presque jamais, le téléphone associé à ce numéro.

Puis je l’ai conduite à la gare routière locale, où elle a disparu dans une foule de touristes déplacés bloqués par la fin du Spin.

Le téléphone a sonné six mois plus tard, à une époque où les journaux continuaient à faire leurs gros titres sur « le nouveau monde » et où les chaînes câblées commençaient à diffuser des images d’un cap rocheux et sauvage « quelque part derrière le Passage de l’Arc ».

Des centaines de bateaux de toutes tailles avaient déjà effectué la traversée. Certains pour le compte de grosses expéditions scientifiques autorisées par l’Année internationale de la géophysique et l’ONU, avec des escortes navales américaines et des pools de presse embarqués. Certains navires avaient été affrétés. D’autres étaient des chalutiers, qui revenaient au port les cales pleines de ce qui pouvait passer pour du cabillaud si on n’y regardait pas de trop près. C’était bien entendu strictement interdit, mais « le cabillaud d’Arc » avait déjà infiltré tous les grands marchés asiatiques au moment de l’interdiction. Il s’est révélé comestible et nourrissant. Ce qui constituait un indice, aurait pu dire Jase : l’analyse ADN des poissons suggérait un lointain ancêtre terrestre. Le nouveau monde n’était pas seulement hospitalier, il semblait avoir été approvisionné en songeant à l’humanité.

« J’ai trouvé Simon, m’a déclaré Diane.

— Et ?

— Il vit dans une caravane près de Wilmington. Il gagne un peu d’argent avec des petites réparations, genre bicyclettes et grille-pain. Sinon, il touche les allocations et fréquente une modeste église pentecôtiste.

— Il a été heureux de te revoir ?

— Il n’a pas cessé de s’excuser pour ce qui était arrivé au ranch Condon. Il a dit qu’il voulait me revaloir ça. Il m’a demandé s’il pouvait faire quoi que ce soit pour me faciliter la vie. »

J’ai serré le combiné un peu plus fort. « Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

— Que je voulais divorcer. Il est d’accord. Il a aussi dit que j’avais changé, qu’il y avait quelque chose de différent chez moi. Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Mais je ne pense pas que cela lui a plu. »

Une odeur de soufre, peut-être.

« Tyler ? a demandé Diane. J’ai changé tant que ça ?

— Tout change », ai-je répondu.

Son appel important suivant date d’un an plus tard. J’étais à Montréal, en partie grâce aux faux papiers d’identité de Jason, où j’attendais l’officialisation de mon statut d’immigrant en travaillant dans une clinique de consultations externes à Outremont.