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« Tyler, a-t-il dit, l’occasion est trop belle pour qu’on n’en profite pas… E.D. a loué un pavillon dans les Berkshires.

— Ah oui ? Grand bien lui fasse.

— Mais il ne peut pas y aller. La semaine dernière, pendant qu’il visitait une usine d’extrusion d’aluminium dans le Michigan, il s’est fracturé la hanche en tombant d’un quai de chargement.

— J’en suis désolé.

— Rien de grave, il se remet, mais il ne pourra pas se passer de béquilles avant un bon moment et il ne veut pas faire tout le chemin jusqu’au Massachusetts juste pour y avaler des OxyContin toute la journée. Et le séjour n’enthousiasmait pas Carol depuis le début. » Rien d’étonnant. Carol était devenue une ivrogne professionnelle. Je n’osais imaginer ce qu’elle aurait fait dans les Berkshires avec E.D. Lawton, à part boire encore davantage. « Le problème, a continué Jason, c’est qu’il ne peut pas annuler la location, alors la maison va rester vide trois mois. Je me suis donc dit, comme t’as fini la fac et tout, qu’on pourrait peut-être s’y retrouver au moins deux semaines. On arrivera peut-être à convaincre Diane de se joindre à nous. Aller à un concert. Se promener dans les bois. Comme au bon vieux temps. Je suis déjà en route, en fait. Qu’est-ce que t’en penses, Tyler ? »

J’allais décliner. Mais j’ai pensé à Diane. J’ai pensé aux quelques lettres et coups de téléphone que nous avions échangés lors d’occasions prévisibles, et à toutes les questions restant sans réponse qui s’étaient accumulées entre nous. Le bon sens voulait que je décline, je le savais. Mais il était trop tard : mes lèvres avaient déjà accepté.

J’ai donc passé une nuit de plus sur Long Island avant d’entasser mes derniers biens terrestres dans le coffre de ma voiture et d’aller prendre l’autoroute.

Il y avait peu de circulation et le temps était ridiculement beau, en ce grand après-midi bleu à la chaleur agréable. J’ai eu envie de vendre demain au plus offrant pour m’installer à jamais dans ce 2 juillet. Je ne m’étais pas senti plus bêtement, plus corporellement heureux depuis longtemps.

Puis j’ai branché la radio.

J’étais assez âgé pour me souvenir qu’une « station de radio » consistait en un bâtiment muni d’un transmetteur et d’une grande antenne, à l’époque où passer d’une ville à l’autre provoquait des flux et reflux dans la réception radio. Nombre de ces stations existaient encore, mais le récepteur analogique de la Hyundai avait rendu l’âme environ une semaine après la fin de la garantie. Ce qui ne me laissait que les programmes numériques (relayés par un des aérostats de haute altitude d’E.D.). J’écoutais en général des téléchargements de jazz du vingtième siècle, dont j’avais pris le goût en fouinant dans la collection de disques de mon père. Tel était, aimais-je à prétendre, mon véritable héritage paternel : Duke Ellington, Billie Holiday, Miles Davis, de la musique déjà vieille dans la jeunesse de Marcus Dupree et transmise subrepticement, comme un secret de famille. Je voulais écouter « Harlem Air Shaft », mais le type qui s’était occupé de l’entretien de la voiture avant le voyage avait effacé mes préréglages au profit d’une chaîne d’information dont je n’ai pas réussi à me débarrasser. Je suis donc resté coincé avec les catastrophes naturelles et les frasques de célébrités. Ils ont même parlé du Spin.

On avait commencé à l’appeler le Spin, à l’époque.

Même si la plus grande partie de l’humanité n’y croyait pas.

Les sondages se montraient assez clairs sur le sujet. La NASA avait dévoilé les données de ses sondes orbitales la nuit où Jason nous avait appris la nouvelle, à Diane et moi, et une rafale de lancements européens avait confirmé les résultats américains. Néanmoins, huit ans après que le Spin avait été rendu public, seule une minorité d’Européens et de Nord-Américains y voyait « une menace pour eux-mêmes ou leur famille. » Dans la plus grande partie de l’Asie, de l’Afrique et du Moyen-Orient, une nette majorité de la population le considérait comme un complot ou un accident américain, sans doute une tentative ratée de créer une espèce de système de défense antimissile type « guerre des étoiles ».

J’avais un jour demandé pourquoi à Jason. « Tu as vu ce qu’on leur demande de croire ? avait-il répondu. On a là une population qui, globalement, a une compréhension quasi pré-newtonienne de l’astronomie. Combien as-tu besoin au juste d’en savoir sur la lune et les étoiles lorsque ta vie consiste à récupérer assez de biomasse pour nourrir ta famille ? Raconter à ces gens quelque chose de compréhensible sur le Spin oblige à remonter très loin. Il faudrait commencer par leur dire que la Terre est vieille de plusieurs milliards d’années. Les laisser se débattre, peut-être pour la première fois, avec le concept de “milliards d’années”. C’est un gros morceau à avaler, surtout si on a été éduqué dans une théocratie musulmane, un village animiste ou une école privée de la Ceinture Biblique[4]. Il faut leur dire ensuite que la Terre n’est pas immuable, qu’il y a eu une ère plus longue que la nôtre au cours de laquelle les océans étaient vapeur et l’air poison. Leur raconter comment des organismes vivants sont apparus de manière spontanée pour évoluer sporadiquement pendant trois milliards d’années avant de produire quelque chose qui ressemblait au premier être humain. Parler ensuite du Soleil, leur dire qu’il n’est pas permanent non plus, mais qu’il a commencé son existence sous forme d’un nuage de gaz et de poussière et qu’un jour, dans quelques milliards d’années, il grossira et englobera la Terre pour finir par laisser échapper sa couronne extérieure et se réduire à une pépite de matière superdense. Le b a.-ba de la cosmologie, pas vrai ? Tu l’as appris dans tous ces livres de poche que tu lisais, c’est une seconde nature pour toi, mais pour la plupart des gens, c’est une manière de voir le monde complètement inédite qui contredit sans doute quelques-unes de leurs croyances de base. Donc, tu les laisses assimiler cela. Tu les laisses assimiler cela, et tu leur donnes ensuite les nouvelles vraiment mauvaises. Le temps lui-même est fluide et imprévisible. Le monde qui semble si vigoureusement normal – malgré tout ce que nous venons d’apprendre – a depuis peu été enfermé dans une espèce de chambre froide cosmologique. Pourquoi nous a-t-on infligé cela ? On ne sait pas au juste. On pense qu’il s’agit d’une action délibérée d’entités si puissantes et si inaccessibles qu’on pourrait aussi bien les appeler des dieux. Et si nous offensons les dieux, ils pourraient nous retirer leur protection, si bien que les montagnes ne tarderaient pas à fondre et les océans à entrer en ébullition. Mais ne nous croyez pas sur parole. Ignorez le crépuscule et la neige qui continue tous les hivers à tomber sur la montagne. Nous avons des preuves. Nous avons des calculs, des inférences logiques, des photographies prises par des machines. Des experts d’envergure mondiale. » Jason avait souri, un de ses sourires narquois et un peu tristes. « Bizarrement, le jury n’est pas convaincu. »

Et il n’y avait pas que les ignorants à rester sceptiques. À la radio, le dirigeant d’une compagnie d’assurances s’est plaint de l’impact économique de « toute cette discussion incessante et sans le moindre esprit critique sur le soi-disant Spin ». Les gens commençaient à prendre cela au sérieux, d’après lui. Ce qui n’arrangeait pas les affaires. Cela rendait les gens téméraires. Cela encourageait l’immoralité, le crime, et l’accroissement du déficit. Pire, cela bousillait les tables actuaires. « Si la fin du monde ne se produit pas dans les trente ou quarante prochaines années, a-t-il affirmé, nous risquons un désastre. »

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4

La Ceinture Biblique (Bible Belt) est le nom donné à une zone fictive représentant en gros le quart sud-est des États-Unis, dans laquelle vit un fort pourcentage de fondamentalistes chrétiens.