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Des nuages ont commencé à arriver par l’ouest. Une heure plus tard, le ciel d’un bleu splendide s’était nettement assombri et les premières gouttes de pluie s’écrasaient sur mon pare-brise. J’ai allumé les phares.

La radio a abandonné le sujet des tables actuaires pour parler en abondance de ce qui faisait depuis peu la une des journaux : les boîtes argentées, aussi grandes qu’une ville, en surplace à l’extérieur de la barrière du Spin plusieurs centaines de kilomètres au-dessus des pôles terrestres. En surplace, pas en orbite. Un objet peut rester en orbite stable au-dessus de l’équateur – comme les satellites géostationnaires, à l’époque – mais rien, de par les plus élémentaires lois du mouvement, ne peut « orbiter » à un emplacement donné au-dessus du pôle de la planète. Ces choses s’y trouvaient pourtant, détectées par une sonde radar et photographiées ensuite par une mission de reconnaissance automatique : un mystère supplémentaire du Spin, et tout aussi incompréhensible pour les masses sans instruction, moi compris, cette fois. Je voulais en parler à Jason. Je voulais qu’il m’explique.

Il pleuvait à verse et le tonnerre grondait dans les collines lorsque j’ai fini par m’arrêter devant la maison louée par E.D. Lawton à l’extérieur de Stockbridge.

C’était un cottage campagnard à l’anglaise comptant quatre chambres, revêtu d’une peinture vert arsenic et entouré d’hectares de bois entretenus. Il luisait comme une lampe tempête dans le crépuscule. Jason était déjà arrivé : j’ai vu sa Ferrari blanche garée sous une tonnelle dégoulinante.

Il avait dû m’entendre, car il a ouvert la grande porte d’entrée avant que je frappe. « Tyler ! » s’est-il exclamé en souriant.

Je suis entré et j’ai posé ma valise trempée sur le sol carrelé du vestibule.

Nous avions gardé le contact par l’intermédiaire du courrier électronique et du téléphone, mais à part quelques brèves apparitions à la Grande Maison pendant des vacances, c’était la première fois que nous nous trouvions dans la même pièce depuis presque huit ans. J’imagine que le temps avait laissé sa marque sur lui comme sur moi, subtil inventaire des changements. J’avais oublié à quel point il semblait impressionnant. Il était depuis toujours grand et à l’aise dans son corps : cela n’avait pas changé, même s’il semblait plus mince, non pas fragile mais dans un équilibre fragile, comme un manche à balai debout. Sa chevelure se limitait à un chaume uniforme de quelques millimètres. Et il avait beau conduire une Ferrari, il manquait toujours complètement de style vestimentaire, avec son jean déchiré, son ample pull bouloché et ses tennis au rabais.

« Tu as mangé en route ? s’est-il enquis.

— J’ai déjeuné tard.

— Tu as faim ? »

Non, mais j’ai admis mourir d’envie de boire une tasse de café. La fac de médecine avait fait de moi un accro à la caféine. « T’as de la chance, a estimé Jason. J’ai acheté une livre de guatémaltèque en chemin. » Indifférents à la fin du monde, les Guatémaltèques continuaient à cultiver du café. « Je vais en préparer. Et te montrer les lieux pendant qu’il passe. »

Nous avons exploré la maison. Elle avait quelque chose de tarabiscoté caractéristique du vingtième siècle, avec ses murs peints en orange ou vert pomme, ses solides meubles anciens issus d’un vide-grenier campagnard, ses châlits en cuivre et ses rideaux en dentelle habillant des fenêtres aux vitres irrégulières que la pluie inondait sans se lasser. La cuisine et le salon étaient équipés des facilités modernes : grand téléviseur, station musicale, connexion Internet. Un nid douillet au milieu de la pluie. Nous sommes redescendus et Jason m’a servi mon café. Nous nous sommes assis à la table de la cuisine pour échanger les dernières nouvelles.

Jase est resté vague sur son travail, soit par modestie, soit pour des raisons de sécurité. Au cours des huit années écoulées depuis la révélation de la véritable nature du Spin, il avait passé un doctorat en astrophysique avant d’occuper un poste subalterne à la Fondation Périhélie d’E.D. L’idée n’était peut-être pas mauvaise, maintenant E.D. devenu figure éminente de la Commission d’Enquête Parlementaire du président Walker sur la Crise Globale et Environnementale. Selon Jase, Périhélie, de groupe d’experts dans le domaine aérospatial, allait se transformer en organisme consultatif officiel, doté d’une véritable autorité pour influer sur la politique.

« C’est légal ? ai-je demandé.

— Ne sois pas naïf, Tyler. E.D. a déjà pris du recul par rapport à Lawton Industries. Il a démissionné du conseil d’administration et ses parts sont gérées par un fidéicommis sans droit de regard. Nos avocats nous assurent de l’absence de tout conflit d’intérêts.

— Et toi, tu fais quoi à Périhélie ? »

Il a souri. « J’écoute mes aînés avec attention et je soumets poliment des suggestions. Parle-moi de la fac de médecine. »

Il m’a demandé si je n’avais pas trouvé dégoûtant de me confronter à autant de faiblesses et de maladies humaines. Je lui ai donc parlé du cours d’anatomie de deuxième année. Avec une douzaine d’autres étudiants, j’avais disséqué un cadavre humain et trié son contenu par taille, couleur, fonction et poids. Une expérience sans rien de plaisant. Son authenticité en avait été la seule consolation et son utilité sa seule vertu. Mais cela marquait aussi un passage, une étape. Derrière laquelle il ne restait plus rien de l’enfance.

« Mon Dieu, Tyler. Tu veux quelque chose de plus fort que le café ?

— Je ne dis pas qu’il y avait de quoi en faire un plat. C’était justement ça le plus scandaleux. Ce n’était rien du tout. Quand on sortait de là, on allait au cinéma.

— Ça en fait du chemin depuis la Grande Maison, tout de même.

— Oui, ça en fait. Pour toi comme pour moi. » J’ai levé ma tasse.

Puis nous nous sommes mis à échanger nos souvenirs et la tension a déserté la conversation. Nous avons parlé du bon vieux temps. Nous sommes tombés dans ce que j’ai identifié comme un motif récurrent : Jason mentionnait un endroit – le sous-sol, le centre commercial, le ruisseau dans les bois – et je fournissais une histoire : le jour où nous avions forcé le placard à alcools, la fois où nous avions vu une fille de Rice nommée Kelley Weems voler une boîte de capotes à la pharmacie, l’été où Diane avait tenu à nous lire d’étouffants passages de Christina Rossetti, comme si elle avait découvert quelque chose de profond.

La grande pelouse, a lancé Jason. La nuit où les étoiles ont disparu, ai-je répondu.

Puis nous avons gardé le silence un moment.

J’ai fini par demander : « Finalement… elle vient ou pas ?

— Elle n’a pas encore pris sa décision, a répondu Jase d’un ton neutre. Elle jongle avec quelques obligations. Elle est censée m’appeler demain pour me dire.

— Elle est toujours dans le sud ? » Elle y était la dernière fois que j’avais eu de ses nouvelles, par l’intermédiaire de ma mère. Diane étudiait je ne savais plus trop bien quoi dans une fac du sud : la géographie urbaine, l’océanographie ou autre matière improbable se terminant par « ographie ».

« Ouais, toujours, a dit Jason en s’agitant sur sa chaise. Tu sais, Ty, il y a eu pas mal de changements, concernant Diane.

— Rien de surprenant à cela, j’imagine.

— Elle est plus ou moins fiancée. »

J’ai réagi plutôt élégamment. « Eh bien, tant mieux pour elle. » Comment pourrais-je être jaloux ? Je n’avais plus aucune relation avec Diane, et dans un certain sens du mot « relation », je n’en avais même jamais eu. J’avais de plus failli me fiancer moi-même, à Stony Brook, avec une étudiante de deuxième année appelée Candice Boone. Nous avions apprécié de nous dire « je t’aime » jusqu’au jour où cela a fini par nous lasser. Je crois que c’est Candice qui en a eu assez la première.