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Et pourtant : plus ou moins fiancée ? Qu’est-ce que cela signifiait ?

J’ai été tenté de poser la question. Mais la tournure prise par la conversation mettait manifestement Jason mal à l’aise. Cela m’a rappelé qu’un jour, à la Grande Maison, Jason avait ramené la fille avec laquelle il sortait afin de la présenter à sa famille. Une fille quelconque mais pas désagréable, trop timide pour parler beaucoup, qu’il avait rencontrée au club d’échecs de Rice. Carol était restée plutôt sobre ce soir-là, mais E.D. n’avait de toute évidence pas apprécié cette fille, s’était montré avec elle d’une grossièreté flagrante, et après son départ, avait reproché à Jase d’avoir « ramené un tel spécimen à la maison ». Une intelligence hors du commun, avait dit E.D., n’allait pas sans responsabilités hors du commun. Il ne voulait pas que Jason se laisse piéger dans un mariage conventionnel. Ne voulait pas le voir « mettre des couches de bébé à sécher » quand il pouvait « laisser une empreinte sur le monde ».

Placés dans cette situation, beaucoup auraient cessé de ramener leurs rendez-vous à la maison.

Jason, lui, avait cessé de sortir avec des filles.

Le lendemain matin, en me réveillant, j’ai trouvé la maison vide.

Une note m’attendait sur la table de la cuisine : Jason était parti acheter des provisions pour un barbecue. Je ne reviens pas avant midi. Il était neuf heures et demie. J’avais dormi voluptueusement tard, la langueur des vacances d’été s’emparant de moi.

Une langueur qui semblait engendrée par la maison. Les tempêtes de la nuit étaient passées et une agréable brise matinale traversait les rideaux de calicot. La lumière du soleil soulignait les imperfections dans le grain des plans de travail en bois épais de la cuisine. J’ai tranquillement pris mon petit déjeuner près de la fenêtre en regardant des nuages semblables à d’imposants schooners naviguer sur l’horizon.

Peu après dix heures, on a sonné à la porte et j’ai connu un instant de panique en pensant que cela pouvait être Diane – aurait-elle décidé d’arriver tôt ? Il s’agissait en réalité de « Mike, le paysagiste », en bandana et T-shirt sans manches, venu me prévenir qu’il allait s’occuper de la pelouse. Il ne voulait réveiller personne, mais la tondeuse était plutôt bruyante. Il pouvait revenir dans l’après-midi si cela posait un problème. Aucun problème, ai-je répondu, et quelques minutes plus tard, il effectuait le tour de la propriété sur un vieux John Deere vert qui répandait de l’essence brûlée dans l’atmosphère. Encore un peu endormi, je me suis demandé de quoi ce jardinage aurait l’air aux yeux de ce que Jason aimait appeler l’univers dans sa globalité. Pour l’univers dans sa globalité, la Terre était une planète quasiment en stase. Ces brins d’herbe avaient poussé au fil des siècles, aussi majestueux dans leur mouvement que l’évolution des étoiles. Mike, une force de la nature née deux milliards d’années plus tôt, les fauchait avec une vaste et irrésistible patience. Les brins coupés tombaient comme faiblement soumis à la gravité, avec de nombreuses saisons entre soleil et terreau, terreau dans lequel les vers de Mathusalem rampaient tandis que partout ailleurs dans la galaxie, des empires se créaient et disparaissaient.

Jason avait raison, bien entendu : c’était difficile à croire. Ou plutôt, pas « à croire » – les gens croyaient toutes sortes de choses invraisemblables – mais à accepter comme vérité fondamentale du monde. Je me suis assis sur la véranda devant la maison, à l’opposé des grondements du Deere. L’air était frais et le soleil agréable sur ma peau même si je savais qu’il s’agissait de rayonnements filtrés d’une étoile prise dans un tournoiement (le Spin) complètement fou, au sein d’un univers où les siècles passaient comme des secondes.

Cela ne pouvait être vrai. C’était vrai.

J’ai repensé à mes études de médecine, à ce cours d’anatomie dont j’avais parlé à Jason. Candice Boone, mon ex-presque-fiancée, s’y trouvait aussi. Elle avait fait preuve de stoïcisme durant la dissection, mais pas ensuite. Un corps humain, avait-elle affirmé, devrait contenir de l’amour, de la haine, du courage, de la lâcheté, une âme, un esprit… pas cet assortiment gluant d’impondérables bleus ou rouges. Oui. Et nous ne devrions pas être entraînés malgré nous dans un avenir mortel et cruel.

Mais le monde est ce qu’il est, on ne peut pas négocier avec lui. Comme je l’avais dit à Candice.

Elle m’avait répondu que j’étais « froid ». Cela restait toutefois ce que, dans la vie, j’avais réussi à rassembler de plus proche de la sagesse.

La matinée s’est écoulée. Mike est parti une fois la pelouse tondue, laissant l’atmosphère pleine d’un silence humide. Au bout d’un moment, je me suis décidé à aller téléphoner à ma mère en Virginie, où le temps, m’a-t-elle dit, était moins engageant que dans le Massachusetts : il restait couvert depuis la nuit précédente, au cours de laquelle une tempête avait abattu quelques arbres et lignes électriques. Je l’ai informée que j’étais arrivé sans problème à la maison louée par É.D. Elle m’a demandé des nouvelles de Jason, alors même qu’elle avait dû le voir plus récemment que moi durant l’un de ses passages à la Grande Maison. « Il a vieilli, ai-je répondu. Mais c’est toujours Jase.

— Il se fait du souci pour cette histoire en Chine ? » Ma mère était une droguée des informations depuis l’Événement d’Octobre et regardait CNN non pour le plaisir ou même pour les informations, mais surtout pour se rassurer elle-même, tout comme un villageois mexicain garde un œil sur le volcan voisin en espérant ne pas y voir de fumée. Cette histoire en Chine se limitait pour le moment à une crise diplomatique, m’a-t-elle appris, même si on avait entendu cliqueter les sabres. Une controverse à propos du lancement d’un satellite. « Tu devrais poser la question à Jason.

— E.D. t’a embêtée avec cette histoire ?

— Pas vraiment. Carol me raconte parfois des choses.

— Je ne sais pas si on peut vraiment se fier à ce qu’elle raconte.

— Allons, Ty. Elle boit, mais elle n’est pas idiote. Moi non plus, d’ailleurs.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— C’est surtout par Carol que j’ai des nouvelles de Jason et de Diane, maintenant.

— A-t-elle indiqué si Diane montait dans les Berkshires ? Je n’arrive pas à obtenir une réponse claire de Jason. »

Ma mère a hésité. « Diane est un peu imprévisible depuis deux ans. J’imagine que c’est pour ça.

— Qu’est-ce que tu entends au juste par “imprévisible” ?

— Oh, tu sais bien. Manque de réussite dans les études. Petits ennuis avec la justice.

— Avec la justice ?

— Enfin, je veux dire, elle n’a pas braqué de banque ni quoi que ce soit, mais elle s’est fait embarquer deux ou trois fois quand les rassemblements NR dégénéraient.

— Que diable fait-elle dans des rassemblements NR ? »

Un autre silence. « Tu devrais vraiment poser la question à Jason. »

J’en avais bien l’intention.

Elle a toussé – je me la suis représentée la main sur le combiné et la tête délicatement détournée – et j’ai demandé : « Comment tu te sens ?

— Fatiguée.

— Du neuf du côté du médecin ? » On la traitait pour anémie avec des flacons de comprimés de fer.