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En toute honnêteté, je ne pouvais me dire encore amoureux de Diane. Notre lien avait toujours été plus ambigu. Diane et moi avions grandi à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de celui-ci, à la manière des plantes grimpantes entremêlées à un grillage. Mais aux meilleurs moments, cela avait été une véritable relation, un sentiment presque effrayant de gravité et de maturité. D’où mon empressement à le dissimuler. Cela l’aurait effrayée aussi.

Il m’arrivait encore d’avoir avec elle des conversations imaginaires, en général au milieu de la nuit, le ciel sans étoiles assistant alors à mes apartés. J’étais assez égoïste pour qu’elle me manque mais assez sain d’esprit pour savoir que nous n’avions jamais été vraiment ensemble. J’étais tout à fait prêt à l’oublier.

Je n’étais tout simplement pas prêt à la revoir.

Je suis descendu dans la cuisine retrouver Jason et me préparer un petit déjeuner. Jason avait ouvert la porte et de légères brises pénétraient dans la maison. J’ai sérieusement envisagé de jeter mon sac sur la banquette arrière de la Hyundai et de reprendre la route. « Parle-moi de cette histoire de NR, ai-je demandé à Jase.

— Tu ne lis pas les journaux ? On garde les carabins en isolement à Stony Brook ? »

Bien entendu, je savais quelques petites choses sur le NR, pour l’essentiel ce que j’avais entendu à la radio ou au resto U. Je n’ignorais pas que NR signifiait « Nouveau Royaume ». Qu’il s’agissait d’un mouvement chrétien suscité par le Spin… du moins théoriquement chrétien, malgré son rejet par les Églises aussi bien conventionnelles que traditionalistes. Je n’ignorais pas davantage qu’il attirait surtout les jeunes et les insatisfaits. En première année de médecine, deux de mes condisciples avaient abandonné leurs études pour adopter un style de vie NR, troquant leur avenir universitaire incertain contre une édification moins exigeante.

« Ce n’est qu’un mouvement millénariste, en fait, a affirmé Jason. En retard pour le millénaire, mais juste à l’heure pour la fin du monde.

— Une secte, autrement dit.

— Non, pas tout à fait. L’appellation “NR” recouvre l’ensemble du spectre hédoniste chrétien, aussi ne s’agit-il pas d’une secte en soi, même si certains groupes n’en sont pas loin. Il n’y a pas de chef unique. Pas de saintes écritures, juste une bande de théologiens marginaux avec laquelle le mouvement est plus ou moins identifié : C.R. Ratel, Laura Greengage et autres du même acabit. » J’avais vu leurs livres sur les présentoirs des drugstores. La théologie Spin avec des titres en point d’interrogation : Avons-nous assisté au Second Avènement ? Pouvons-nous survivre à la fin du temps ? « Il n’y a pas vraiment de programme non plus, à part une espèce de communalisme de week-end. Mais ce n’est pas la théologie qui attire les foules. Tu as déjà vu des images de ces rassemblements NR qu’ils appellent Ekstasis ? »

J’en avais vu, et à la différence de Jase, qui ne s’était jamais vraiment senti à son aise avec la chair, je pouvais en comprendre l’attrait. J’avais par exemple visualisé une vidéo enregistrée lors d’une réunion dans la chaîne des Cascades, l’été précédent. On aurait dit un mélange de pique-nique baptiste et de concert des Grateful Dead. Une prairie ensoleillée, des fleurs sauvages, des robes de cérémonie blanches, un joueur de chofar sans une once de graisse. Au crépuscule, un grand feu brûlait avec entrain et l’on avait dressé une estrade pour les musiciens. Puis les robes s’étaient mises à tomber et les danses avaient commencé. Ainsi que divers actes plus intimes.

Malgré tout le dégoût manifesté par les médias dominants, cela m’avait paru d’une innocence charmante. Pas de prêche, juste quelques centaines de pèlerins souriant au nez de l’extinction et aimant leur prochain comme ils voudraient qu’on les aime. Gravée sur des centaines de DVD, la vidéo était passée de la main à la main dans les résidences universitaires de tout le pays, y compris celle de Stony Brook. Il n’y a pas d’acte sexuel assez édénique pour qu’un étudiant en médecine solitaire ne puisse se branler dessus.

« Difficile d’imaginer Diane attirée par le NR.

— Détrompe-toi. Diane représente leur cœur de cible. Le Spin et tout ce qu’il implique sur notre monde la font mourir de peur. Le NR met du baume au cœur de gens comme elle. Il transforme leur plus grande peur en objet d’adoration, en porte du Royaume des Cieux.

— Elle est là-dedans depuis combien de temps ?

— Presque un an, maintenant. Depuis qu’elle a rencontré Simon Townsend.

— Simon est NR ?

— J’ai bien peur que Simon soit un NR pur et dur.

— Tu l’as déjà rencontré ?

— Elle l’a amené à la Grande Maison à Noël dernier. Je crois qu’elle voulait assister au feu d’artifice. Bien entendu, E.D. n’a pas apprécié Simon. Son hostilité a même été assez évidente. » (Jason a grimacé au souvenir de ce qui avait dû constituer l’une des crises de colère majeures d’E.D. Lawton.) « Mais Diane et Simon se sont comportés en NR : ils ont tendu l’autre joue. Ils ont failli le tuer avec leurs sourires. Littéralement. Un regard doux et indulgent supplémentaire aurait expédié E.D. dans une unité de soins intensifs cardiologiques. »

Un point pour Simon, ai-je pensé. « Il est bon pour elle ?

— Il correspond exactement à ce qu’elle veut. Et il est la dernière chose dont elle ait besoin. »

Ils sont arrivés cet après-midi-là, remontant l’allée dans une voiture de tourisme vieille de quinze ans dont le moteur pétaradant semblait brûler davantage d’huile que le tracteur de Mike-le-paysagiste. Diane a garé l’automobile avant d’en sortir du côté opposé par rapport à Jason et moi, masquée par la galerie de toit, tandis que Simon apparaissait devant nous avec un sourire timide.

Il était bel homme, 1,80 m, peut-être un peu plus, très mince mais pas chétif ; un visage franc et un rien chevalin compensé par une chevelure dorée mal peignée. Son sourire laissait voir un intervalle entre ses incisives supérieures. Il portait un jean, une chemise à carreaux, et un bandana noué comme un tourniquet sur le biceps gauche : un emblème NR, ai-je appris plus tard.

Diane a contourné la voiture pour se placer à côté de lui et ils ont gravi les marches en nous adressant un grand sourire. Elle était vêtue elle aussi à la mode NR : jupe longue bleu centaurée, chemisier bleu et ridicule chapeau noir à large rebord du genre de ceux portés par les hommes chez les Amish. Mais ces vêtements lui allaient bien, ou plutôt ils l’habillaient de manière plaisante, suggérant une santé insolente et une sensualité rustre. Son visage renfermait autant de vie qu’une baie non cueillie. Éblouie par le soleil, elle s’est abrité les yeux en souriant, surtout à mon intention, ai-je voulu croire. Mon Dieu, quel sourire. Il parvenait à être à la fois sincère et malicieux.

J’ai commencé à me sentir perdu.

Le téléphone de Jason a bourdonné. Il l’a sorti de sa poche et a vérifié l’identité de l’appelant.

« Faut que je le prenne, a-t-il soufflé.

— Me laisse pas tout seul comme ça, Jase !

— Je serai dans la cuisine. Je reviens tout de suite. »

Il s’est esquivé juste au moment où Simon hissait son sac marin sur la véranda en s’écriant : « Tu dois être Tyler Dupree ! »

Il m’a tendu la main, que j’ai serrée. Il avait une poigne ferme et un accent chantant du Sud, les voyelles polies comme du bois flottant, les consonnes aussi lisses qu’une carte de visite. Dans sa bouche, mon nom sonnait vraiment cajun, alors que ma famille ne s’était jamais aventurée plus au sud que Millinocket. Diane a bondi derrière lui sur la véranda en criant « Tyler ! » avant de me serrer avec fougue dans ses bras. Je me suis retrouvé tout soudain avec ses cheveux dans la figure, sans autre sensation que son odeur salée et ensoleillée.