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En réalité, je n’ai guère fait que l’observer tandis qu’il plaçait la tondeuse sur une douzaine de feuilles du Washington Post de la veille pour entamer son examen. Nous nous trouvions dans l’abri de jardin, à l’autre bout de la pelouse s’étendant à l’arrière de la Grande Maison, un endroit secret qui empestait l’essence, le gazole, l’engrais et l’herbicide. Des sacs de semences de pelouse et de paillis d’écorce posés sur des étagères de pin brut laissaient échapper leur contenu entre des lames pliées et des manches de pioche fendus. Nous n’étions pas censés jouer dans cet abri, en général fermé à clef. Jason avait pris la clef au râtelier derrière la porte du sous-sol.

Il faisait chaud, dehors, par ce vendredi après-midi, et cela ne me gênait pas de rester à l’intérieur pour regarder travailler Jason : je trouvais cela à la fois instructif et étrangement apaisant. Il a commencé par examiner la machine en s’allongeant près d’elle sur le sol. Il a tranquillement promené ses doigts sur le capot pour localiser les vis, qu’il a alors enlevées pour les mettre de côté, dans l’ordre, puis il a ôté le capot.

Il a ensuite plongé dans les entrailles de la machine. D’une manière ou d’une autre, Jason avait appris ou compris la manière de se servir d’un tournevis automatique et d’une clef dynamométrique. Ses gestes semblaient parfois timides, mais jamais hésitants. Il a travaillé comme un artiste ou un athlète : en nuances, conscient de ses actes et de ses propres limitations. Il avait démonté toutes les pièces à sa portée, en les posant à la manière d’une illustration anatomique sur les pages noircies de graisse du Post, lorsque la porte de l’abri s’est ouverte avec un grincement, nous faisant sursauter.

E.D. Lawton était rentré tôt.

« Merde », ai-je murmuré, m’attirant un coup d’œil réprobateur de Lawton senior. Vêtu d’un impeccable costume gris sur mesure, il inspectait l’épave du regard depuis le seuil tandis que Jason et moi contemplions nos pieds, nous sentant d’instinct aussi coupables que si on nous avait surpris avec un Penthouse.

« Tu la répares ou tu l’abîmes ? » a-t-il fini par demander de ce ton mêlant mépris et dédain qui constituait sa signature verbale. Il parlait de cette manière depuis si longtemps que c’était devenu chez lui une seconde nature.

« Je la répare, a docilement répondu Jason.

— Je vois. Cette tondeuse est à toi ?

— Non, bien sûr, mais j’ai pensé que cela pourrait plaire à M. De Meyer que…

— Mais ce n’est pas non plus la tondeuse à gazon de M. De Meyer, pas vrai ? M. De Meyer n’est pas le propriétaire de ses outils. Il vivrait de l’aide sociale si je ne l’engageais pas chaque été. Il se trouve que c’est ma tondeuse. » E.D. a laissé le silence se répandre jusqu’à en devenir presque douloureux. Puis il a demandé : « Tu as trouvé le problème ?

— Pas encore.

— Pas encore ? Alors tu ferais mieux de t’y remettre. »

Jason a eu l’air presque surnaturellement soulagé. « D’accord, a-t-il dit. Je me disais qu’après le dîner, je…

— Non. Pas après le dîner. Tu l’as désossée, tu la répares et tu la remontes. Ensuite, tu pourras manger. » E.D. s’est alors tourné vers moi, ce dont je me serais volontiers passé. « Rentre chez toi, Tyler. Je ne veux plus te retrouver là-dedans. Tu devrais le savoir. »

Je me suis précipité dehors en clignant des yeux dans la lumière de l’après-midi.

Il ne m’a plus jamais surpris là, mais uniquement parce que j’ai pris soin de l’éviter. Je suis revenu plus tard dans la soirée, à dix heures passées, après avoir vu par la fenêtre de ma chambre de la lumière filtrer sous la porte de l’abri. J’ai pris une cuisse de poulet dans le réfrigérateur, je l’ai enveloppée dans du papier aluminium et j’ai foncé jusqu’à l’abri sous couvert de l’obscurité. J’ai chuchoté pour avertir Jase, qui a éteint la lampe le temps de me laisser entrer sans qu’on me voie.

Il avait comme des tatouages maoris de graisse et de cambouis sur tout le corps, et le moteur de la tondeuse n’était toujours qu’à moitié remonté. Je l’ai laissé engloutir quelques bouchées de poulet avant de lui demander ce qui lui prenait si longtemps.

« Je pourrais tout remonter en un quart d’heure, m’a-t-il affirmé. Mais ça ne fonctionnerait pas. Le plus difficile est de déterminer ce qui ne va pas au juste. En plus, je n’arrête pas d’aggraver la situation. Si j’essaye de nettoyer l’arrivée d’essence, j’y laisse pénétrer de l’air. Ou alors le caoutchouc craque. Rien n’est vraiment en bon état. Il y a une fissure dans le carburateur, mais je ne sais pas comment la réparer. Je n’ai pas de pièces de rechange. Ni les bons outils. Je ne suis même pas sûr de savoir quels sont les bons outils. » Son visage s’est plissé et j’ai cru un instant qu’il allait se mettre à pleurer.

« Abandonne, alors, ai-je conseillé. Va t’excuser auprès d’E.D. et laisse-le te priver d’argent de poche ou je ne sais quoi. »

Il m’a dévisagé comme si j’avais prononcé des paroles nobles mais d’une naïveté ridicule. « Non, Tyler. Merci, mais je ne le ferai pas.

— Pourquoi ? »

Mais il n’a pas répondu. Il a juste reposé la cuisse de poulet avant de se retourner vers l’éparpillement de pièces généré par son extravagance.

J’allais partir quand il y a eu un autre coup à la porte, un coup très léger. Jason m’a fait signe d’éteindre la lumière et a entrouvert la porte à sa sœur.

De toute évidence, elle mourait de peur qu’E.D. puisse la trouver dans l’abri. Elle n’a parlé qu’à voix basse. Mais comme moi, elle avait apporté quelque chose à Jase. Non une cuisse de poulet. Mais un navigateur Internet sans fil grand comme sa main.

En voyant l’appareil, le visage de Jason s’est illuminé. « Diane ! » s’est-il exclamé.

Elle lui a fait signe de baisser la voix et m’a glissé un sourire nerveux. « Ce n’est qu’un gadget », a-t-elle chuchoté avant de nous adresser un hochement de tête et de ressortir discrètement.

« Elle sait bien que non, a dit Jason après son départ. Le gadget est trivial. C’est le réseau qui va servir. Pas le gadget : le réseau. »

Moins d’une heure plus tard, il consultait un groupe de fanas de mécanique de la côte Ouest, le genre à modifier de petits moteurs pour des compétitions de robots télécommandés. Vers minuit, il avait bricolé des réparations temporaires pour la douzaine d’infirmités de la tondeuse. Je suis rentré en douce chez moi où je me suis posté à la fenêtre de ma chambre pour regarder Jason appeler son père. J’ai vu E.D. sortir d’un pas traînant de la Grande Maison en pyjama et chemise de flanelle ouverte. Bras croisés, il a regardé Jason démarrer la tondeuse, bruit incongru dans l’obscurité du petit matin. Il a écouté quelques instants avant de hausser les épaules et de faire signe à Jason de rentrer à la maison.

Jase s’est attardé sur le pas de la porte et, voyant ma lumière de l’autre côté de la pelouse, m’a adressé un signe discret.

Bien entendu, ces réparations n’étaient que temporaires. Le mercredi suivant, lorsqu’il est revenu, le jardinier fumeur de Gauloises n’a pu tondre que la moitié de la pelouse avant que la tondeuse se grippe et rende définitivement l’âme. Installés à l’ombre des arbres, Jason et moi avons appris à ce moment-là plus d’une douzaine de jurons flamands bien utiles. Jason, avec sa mémoire quasi eidétique, s’est entiché de Godverdomme mijn kloten miljardedju ! – littéralement : « Dieu damne un million de fois mes couilles Jésus ! » d’après ce que Jason a pu tirer d’un dictionnaire flamand/anglais trouvé dans la bibliothèque de Rice. Pendant quelques mois, il a ressorti cette expression à chaque lacet cassé ou panne informatique.