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E.D. a fini par devoir allonger la monnaie pour une tondeuse neuve. Le magasin lui a dit que l’ancienne coûterait trop cher à réparer et qu’elle n’avait fonctionné aussi longtemps que par miracle. J’ai appris ça de ma mère, qui le tenait de Carol Lawton. Et pour autant que je le sache, E.D. n’a plus jamais abordé le sujet avec Jason.

Ce qui ne nous a pas empêchés, Jason et moi, d’en rire à plusieurs reprises… des mois plus tard, une fois l’humiliation quasiment oubliée.

Je me suis recouché tant bien que mal en pensant à Diane, qui avait offert à son frère un cadeau non seulement consolateur, comme le mien, mais vraiment utile. Où était-elle maintenant ? Quel cadeau pourrait-elle m’apporter pour alléger mon fardeau ? Sa présence m’aurait suffi.

La lumière du jour se déversait dans la chambre comme de l’eau, comme un fleuve lumineux dans lequel je flottais, submergé de minutes vides.

Tous les délires ne sont pas vifs et frénétiques. Certains sont lents, reptiliens, à sang froid. J’ai regardé les ombres monter sur les murs de la chambre d’hôtel en rampant comme des lézards. J’ai cligné des yeux et une heure avait passé. J’ai cligné une nouvelle fois des yeux et la nuit tombait. En penchant la tête, je n’ai pas vu de soleil sur l’Arc, juste des cieux sombres, des nuages de tempête tropicale, des éclairs impossibles à différencier des barbelés visuels induits par la fièvre, mais le tonnerre quant à lui inimitable a précédé une soudaine odeur minérale d’humidité venue de l’extérieur et le bruit de gouttes de pluie crachées sur le béton du balcon.

Et enfin un autre bruit : une carte dans la serrure, le couinement des gonds.

« Diane », ai-je dit (ou murmuré, ou croassé).

Elle s’est précipitée dans la chambre. Elle était en tenue de ville, avec une robe chasuble bordée de cuir et un chapeau à large rebord dégoulinant de pluie. Elle s’est approchée du lit.

« Je suis désolée, a-t-elle dit.

— Pas besoin de t’excuser, mais…

— Non, je suis désolée, Tyler, mais il faut que tu t’habilles. On doit partir. Maintenant. Tout de suite. J’ai un taxi qui nous attend. »

Il m’a fallu un peu de temps pour digérer l’information. Diane en a profité pour commencer à jeter des affaires dans une valise rigide : des habits, des documents authentiques ou non, des cartes mémoires, un étui matelassé contenant des flacons et des seringues. « Je ne tiens pas debout », ai-je voulu dire, mais les mots refusaient de sortir.

Un peu plus tard, Diane a donc commencé à m’habiller, processus au cours duquel j’ai réussi à conserver un minimum de dignité en levant les jambes sans qu’elle me le demande et en grinçant des dents au lieu de hurler. Puis je me suis assis et elle m’a fait boire encore un peu d’eau de la bouteille posée près du lit. Elle m’a conduit à la salle de bains, où j’ai libéré un épais filet jaune canari. « Oh zut. Tu es tout déshydraté. » Elle m’a fait boire une autre gorgée d’eau et m’a injecté une dose d’analgésique qui a brûlé comme du venin dans mon bras. « Tyler, je suis vraiment désolée ! » Mais pas assez pour cesser de m’inciter à revêtir un imperméable et un lourd couvre-chef.

J’étais assez lucide pour déceler l’appréhension dans sa voix. « Qu’est-ce qu’on fuit ?

— Disons juste que je suis tombée sur des gens désagréables.

— Où on va ?

— À l’intérieur des terres. Dépêche-toi. »

Nous avons donc longé en hâte le couloir mal éclairé de l’hôtel avant de descendre au rez-de-chaussée par les escaliers, Diane traînant la valise de la main gauche et me soutenant de la droite. Une longue promenade. Surtout les escaliers. « Arrête de gémir », m’a-t-elle chuchoté une fois ou deux. Alors j’ai arrêté. Enfin je crois.

Puis nous sommes sortis dans la nuit. La pluie rebondissait sur les trottoirs et grésillait sur le capot d’un taxi surchauffé vieux de vingt ans. À l’abri dans son véhicule, le chauffeur m’a regardé d’un air méfiant. Je lui ai rendu son regard. « Il n’est pas malade », lui a affirmé Diane en mimant l’action de boire à la bouteille, et le chauffeur s’est renfrogné mais a accepté les billets qu’elle lui mettait dans la main.

Les narcotiques ont agi pendant que nous roulions. Les rues de Padang dégageaient dans la nuit une odeur caverneuse d’asphalte humide et de poisson en décomposition. Des flaques huileuses s’ouvraient comme des arcs-en-ciel sous les roues du taxi. Nous avons quitté le quartier touristique et ses éclairages au néon au profit du fouillis de boutiques et de logements qui avait poussé autour de la ville au cours des trente dernières années, les taudis de fortune cédant le pas à la nouvelle prospérité, les bulldozers garés sous des toiles goudronnées entre des cabanes à toit métallique. De grands immeubles poussant comme des champignons dans un compost de champs de squatters. Puis nous avons traversé la zone industrielle avec ses murs gris et ses barbelés, et j’ai dormi, je crois, une nouvelle fois.

En rêvant non des Seychelles mais de Jason. De Jason et de son penchant pour les réseaux (« pas un gadget, un réseau »), des réseaux qu’il avait créés et habités et des endroits où ces réseaux l’avaient conduit.

Nuits troublées

Seattle, par un vendredi pluvieux de septembre, cinq ans après l’attaque ratée des missiles chinois. Je suis rentré chez moi en voiture à l’heure de pointe et dès que j’ai franchi la porte de mon appartement, j’ai activé l’interface audio afin de lancer une liste de lecture baptisée « Thérapie » que j’avais moi-même établie.

Cela avait été une dure journée, aux urgences de Harborview. Je m’étais occupé de deux blessures par balles et d’une tentative de suicide. L’image de sang dégoulinant des roulettes d’une civière flottait sous mes paupières. J’ai échangé ma tenue de jour humide de pluie contre un jean et un sweat-shirt avant de me servir un verre que j’ai bu debout près de la fenêtre en regardant la ville frémir dans le noir. Dehors, quelque part, il y avait la brèche sans lumière du détroit de Puget[5], obscurcie par les nuages houleux. La circulation était presque bloquée sur l’I-5, long fleuve rouge et lumineux.

Ma vie, pour l’essentiel, telle que je l’avais construite. Et elle tenait en équilibre sur un mot. La voix nostalgique et un peu fausse d’Astrud Gilberto s’est bientôt élevée, interprétant une chanson qui parlait de Corcovado et d’accords de guitare, mais j’étais encore trop à cran pour penser à ce que Jason m’avait dit la veille au téléphone. Trop à cran aussi pour accorder à la musique l’attention qu’elle méritait. « Corcovado », « Desafinado », quelques Gerry Mulligan et Charlie Byrd. Thérapie. Mais tout cela se mêlait au bruit de la pluie. J’ai réchauffé mon dîner au micro-ondes et l’ai mangé sans en sentir le goût, avant d’abandonner tout espoir d’équanimité karmique et de décider d’aller frapper chez Giselle pour voir si elle était rentrée.

Giselle Palmer louait l’appartement à trois portes du mien. Elle m’a ouvert vêtue d’un jean en lambeaux et d’une vieille chemise en flanelle, signe qu’elle passerait la soirée chez elle. Je lui ai demandé si elle était occupée ou si ça lui disait de passer un peu de temps avec moi.

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5

Bras de mer de l’océan Pacifique au bord duquel est situé Seattle.