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— Je n’en ai aucune idée. Jason semble penser que oui.

— Mais ça prendrait beaucoup de temps, non ?

— L’horloge tourne plus vite au-dessus d’une certaine altitude, lui ai-je rappelé.

— Oui oui. Bon, et pourquoi il a besoin de toi ? »

Eh bien, ouais, pourquoi ? Bonne question.

Excellente question. « Ils engagent un médecin pour la clinique intégrée à Périhélie.

— Je te prenais pour un généraliste ordinaire.

— C’est ce que je suis.

— Qu’est-ce qui te qualifie pour devenir médecin d’astronautes ?

— Absolument rien. Mais Jason…

— Il rend service à un vieux pote ? Eh bien, ça se comprend. Dieu bénit les riches, hein ? Mieux vaut les garder parmi ses amis. »

J’ai haussé les épaules. Qu’elle le pense si elle en avait envie. Inutile d’en parler à Giselle, et Jase n’avait rien dit de spécial…

Mais durant notre conversation, j’avais eu l’impression que Jason me voulait non comme médecin résident mais comme médecin personnel. Parce qu’il avait un problème. Une espèce de problème dont il ne voulait parler à personne de Périhélie. Un problème dont il ne parlerait pas au téléphone.

Giselle n’avait plus de vodka mais en fouillant dans son sac, elle a déniché un joint dissimulé dans une boîte de tampons. « La paye est bonne, j’imagine. » Elle a actionné un briquet en plastique dont elle a placé la flamme sur l’embout entortillé du joint avant d’inhaler profondément.

« On n’est pas rentrés dans les détails. »

Elle a recraché la fumée. « Quel débile tu fais. C’est peut-être pour ça que tu peux supporter de penser tout le temps au Spin. Tyler Dupree, limite autiste. Tu l’es vraiment, tu sais. Tu en as tous les symptômes. J’imagine que ce Jason Lawton est exactement comme toi. Je parie qu’il bande chaque fois qu’il dit “milliard”.

— Ne le sous-estime pas. Il pourrait vraiment contribuer à sauver l’espèce humaine. » Mais pas forcément tous ses représentants.

« Voilà bien une ambition de débile. Et sa sœur, la nana avec laquelle tu as couché…

— Une seule fois.

— Une fois. Elle était croyante, c’est ça ?

— Oui. » Et elle l’était toujours, pour ce que j’en savais. Je n’avais plus aucune nouvelle d’elle depuis cette nuit dans les Berkshires. Pas seulement parce que je n’avais pas essayé d’en obtenir. Deux ou trois courriers électroniques étaient restés sans réponse. Jase n’avait pas beaucoup de nouvelles non plus, mais d’après Carol, Diane vivait avec Simon quelque part dans l’Utah ou l’Arizona – un de ces États de l’ouest dans lequel je n’étais jamais allé et que je n’arrivais pas à me représenter – où ils avaient échoué après la dissolution du Nouveau Royaume.

« Ce n’est pas difficile à comprendre non plus. » Giselle m’a passé le joint. Je ne me sentais pas tout à fait à mon aise avec l’herbe, mais ce qualificatif de « débile » m’avait un peu blessé. J’ai aspiré la fumée au fond de mes poumons et cela a eu exactement le même effet qu’à la résidence universitaire de Stony Brook : une aphasie instantanée. « Ça a dû être horrible pour elle. L’arrivée du Spin, elle qui voulait plus que tout ne pas y penser quand c’était la dernière chose que sa famille ou toi la laisserait faire. Moi aussi, je me serais réfugiée dans la religion, à sa place. J’aurais chanté dans ce putain de chœur. »

J’ai demandé – tardivement, décalé : « Le monde est vraiment si difficile à regarder en face ? »

Giselle a tendu la main et récupéré le joint. « De ma position, oui. En général. »

Distraite, elle a tourné la tête. Le tonnerre secouait la fenêtre comme s’il n’appréciait pas la chaleur sèche à l’intérieur. Du mauvais temps arrivait par le détroit de Puget. « Ça va encore être un de ces hivers pourris, j’imagine, a-t-elle dit. J’aimerais bien avoir une cheminée. Ce serait pas mal qu’on mette un peu de musique. Mais je suis trop fatiguée pour me lever. »

Je suis allé alimenter son matériel audio avec un téléchargement d’un album de Stan Getz et le saxophone a réchauffé l’atmosphère bien mieux qu’une cheminée n’en aurait été capable. Elle a hoché la tête : ce n’est pas ce qu’elle aurait choisi, mais ouais, c’était bien… « Et donc il t’a appelé pour te proposer ce boulot.

— Voilà.

— Et tu lui as dit que tu acceptais ?

— Je lui ai dit que j’allais y réfléchir.

— C’est ce que tu fais ? Tu y réfléchis ? »

Elle semblait sous-entendre quelque chose, je ne savais pas quoi. « Je crois, oui.

— Moi je crois que non. Je crois que tu sais déjà ce que tu vas faire. Tu sais ce que je crois ? Que tu es venu me dire au revoir. »

J’ai répondu que ce n’était pas impossible.

« Alors tu pourrais au moins venir t’asseoir à côté de moi. » Je me suis mollement installé sur le sofa. Giselle s’est allongée et a posé ses pieds sur mes genoux. Elle portait des chaussettes d’homme aux losanges flous un peu ridicules. Le bas de son jean lui remontait au-dessus des chevilles. « Pour un type qui peut regarder une blessure par balle sans broncher, tu es plutôt doué pour éviter les miroirs.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Que manifestement, tu n’en as pas fini avec Jason et Diane. Surtout avec elle. »

Mais il était impossible que Diane compte encore pour moi.

C’est peut-être ce que j’ai voulu prouver. C’est peut-être pour cela que nous avons fini par trébucher jusque dans la chambre en désordre de Giselle et fumer un autre joint avant de tomber sur le couvre-lit rose bonbon, de faire l’amour sous la fenêtre inondée de pluie et de rester serrés l’un contre l’autre jusqu’à ce que le sommeil s’empare de nous.

Mais ce n’est pas le visage de Giselle qui m’a ensuite trotté en rêve dans la tête, et je me suis réveillé deux heures plus tard en pensant : Mon Dieu, elle a raison. Je vais en Floride.

En fin de compte, il a fallu des semaines pour procéder à tous les arrangements, tant du côté de Jason que de mon hôpital. Des semaines pendant lesquelles j’ai revu Giselle, mais brièvement. Comme elle cherchait une voiture d’occasion, je lui ai vendu la mienne : je ne voulais pas courir le risque de traverser le pays avec (le banditisme de grand chemin avait augmenté de plus de dix pour cent sur les autoroutes). Mais nous n’avons pas parlé de l’intimité venue et repartie avec la pluie, acte de bonté un peu ivre de la part de quelqu’un, plus probablement de la sienne.

À part Giselle, je n’avais pas grand monde à qui dire adieu à Seattle, et pas grand-chose à garder dans mon appartement, rien de plus substantiel que quelques fichiers numériques, éminemment portables, et une centaine de vieux disques. Le jour de mon départ, Giselle m’a aidé à caser mes bagages à l’arrière du taxi. « Aéroport SeaTac », ai-je indiqué au chauffeur et Giselle m’a adressé un geste d’adieu – un geste pas particulièrement triste mais au moins nostalgique – au moment où le taxi s’insérait dans la circulation.

Giselle était quelqu’un de bien qui menait une vie dangereuse. Je ne l’ai jamais revue, mais j’espère qu’elle a survécu au chaos ultérieur.

Le vol pour Orlando était assuré par un vieil Airbus grinçant. Le tissu des sièges était usé jusqu’à la trame et les écrans vidéo intégrés aux dossiers auraient dû être remplacés. Je me suis installé entre un homme d’affaires russe côté hublot et une quinquagénaire côté couloir. Le Russe a opposé une indifférence maussade à toute tentative de conversation mais la femme se sentait d’humeur bavarde : c’était une audiotypiste médicale partant passer deux semaines à Tampa chez sa fille et son gendre. Elle m’a dit s’appeler Sarah et nous avons parlé boutique tandis que l’appareil se hissait à son altitude de croisière.