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Le jour avait commencé à se réchauffer, une chaleur de Floride qui semblait monter du sol, la terre humide suant comme une poitrine de bœuf sur un barbecue. Je suis passé devant des bosquets de palmiers nains mal en point, des boutiques de surf délavées, des fossés remplis d’une eau verte stagnante et au moins un endroit où s’était déroulé un crime : des voitures de police entouraient un pick-up noir, trois types se penchaient sur le capot métallique brûlant, les poignets attachés dans le dos. Le flic chargé de la circulation a longuement regardé les plaques de ma voiture de location avant de me faire signe de passer, les yeux luisant d’une vague suspicion générique.

J’ai trouvé Périhélie bien moins sinistre que le mot « enclos » le laissait supposer. Il s’agissait d’un complexe industriel couleur saumon, moderne et propre, entouré d’une grande pelouse verte impeccable et protégé par une solide clôture, mais sans rien d’intimidant. À l’entrée, un garde a regardé à l’intérieur de la voiture, m’a prié d’ouvrir le coffre, a tripoté le contenu de mes valises et de mes boîtes de disques, puis m’a confié un badge d’accès temporaire avant de m’indiquer le chemin du parking visiteurs (« derrière l’aile sud, suivez la route à votre gauche, bonne journée »). La sueur avait rendu indigo son uniforme bleu.

À peine m’étais-je garé que Jason sortait par deux portes en verre glacé barrées de l’inscription TOUS LES VISITEURS DOIVENT S’ENREGISTRER et, traversant un lopin d’herbe, parvenait dans le désert torride du parking. « Tyler ! s’est-il exclamé en s’arrêtant à un mètre de moi comme si je pouvais disparaître tel un mirage.

— Salut, Jase ! ai-je répondu avec un sourire.

— Dr Dupree ! » Il a souri aussi. « Mais cette voiture. Une location ? On la fera reconduire à Orlando. On te trouvera quelque chose de plus joli. Tu sais où loger ? »

Je lui ai rappelé qu’il avait promis de s’en occuper aussi.

« Oh, on l’a fait. Ou plutôt, on est en train. On négocie un bail pour un petit truc à moins de vingt minutes d’ici. Avec vue sur l’océan. Ce sera prêt dans deux jours. Entre-temps, il va te falloir un hôtel, mais ça peut s’arranger sans problème. Bon, pourquoi on reste dehors à absorber des UV ? »

Je l’ai suivi dans l’aile sud du complexe. J’ai observé la manière dont il marchait. J’ai remarqué qu’il penchait un peu sur la gauche et avait tendance à se servir davantage de la main droite.

La climatisation nous a agressés dès que nous avons franchi la porte, froid arctique qui semblait, à l’odeur, sortir de profonds caveaux stériles souterrains. Il y avait beaucoup de carrelage brillant et de granit à la réception. Ainsi que d’autres gardes, ceux-là formés à une politesse irréprochable. « Je suis si content que tu sois là, a affirmé Jase. Je n’ai pas le temps, mais je tiens à te faire visiter. En vitesse. Il y a des gens de Boeing qui m’attendent en salle de réunion. Un type de Torrance et un autre du groupe IDS de Saint-Louis. Amélioration de l’ion xénon, ils sont très fiers d’obtenir un peu plus de poussée, comme si cela avait vraiment de l’importance. On n’a pas besoin de finesse, c’est ce que je leur dis, mais de fiabilité, de simplicité…

— Jason, ai-je glissé.

— Ils… Quoi ?

— Respire. »

Il m’a décoché un regard dur et irrité. Puis il s’est calmé et a ri tout fort. « Désolé. C’est juste, c’est comme… tu te souviens quand on était gamins ? Chaque fois qu’on avait un nouveau jouet et qu’il fallait qu’on frime avec ? »

En général, c’était lui qui avait les nouveaux jouets, ou du moins les plus coûteux. Mais oui, lui ai-je répondu, je m’en souvenais.

« Eh bien, ce ne serait pas sérieux de le décrire de cette manière à quelqu’un d’autre que toi, mais ce que nous avons là, Tyler, est le plus gros coffre à jouets du monde. Laisse-moi frimer avec, tu veux bien ? Ensuite on t’installera. On te donnera le temps de t’habituer au climat. Si c’est possible. »

Je l’ai donc laissé me montrer le rez-de-chaussée des trois ailes et j’ai admiré comme il convenait les bureaux, les salles de réunion, les énormes laboratoires et ateliers d’ingénierie, où on concevait les prototypes et élaborait les missions avant de transmettre plans et objectifs aux principaux sous-traitants. Tout cela était très intéressant et très déconcertant. Nous avons fini par la clinique, où j’ai rencontré le Dr Kœnig, le médecin que j’allais remplacer, qui m’a serré la main sans enthousiasme avant de s’éloigner d’une démarche traînante en lançant par-dessus son épaule : « Bonne chance, Dr Dupree. »

À ce moment-là, le pager de Jason vibrait si souvent qu’il ne pouvait plus l’ignorer. « Les gens de Boeing, m’a-t-il dit. Il faut que j’aille admirer leurs unités de propulsion, sinon ils vont faire la tête. Tu arriveras à retrouver la réception ? J’ai demandé à Shelly – mon assistante personnelle – de t’y attendre pour te trouver une chambre d’hôtel. On reparlera plus tard. Tyler, je suis vraiment content de te revoir ! »

Une autre poignée de main, étrangement faible, et il est reparti, toujours penché sur la gauche, en me laissant me demander non s’il était malade mais à quel point et jusqu’où cela allait empirer.

Jason a tenu parole. En moins d’une semaine, j’avais emménagé dans une petite maison meublée qui semblait aussi fragile à mes yeux que toutes les maisons de Floride : lattes de bois, davantage de fenêtres que de murs. Elle devait toutefois coûter cher : la galerie à l’étage donnait sur une longue pente longeant un centre commercial jusqu’à l’océan. Durant cette première semaine, j’ai eu le droit à trois briefings du taciturne docteur Kœnig, qui semblait très clairement avoir été malheureux à Périhélie mais m’a transmis sa clientèle avec beaucoup de gravitas, me confiant ses dossiers et son personnel, et j’ai soigné mon premier patient le lundi suivant, un jeune métallurgiste qui s’était tordu la cheville sur la pelouse sud pendant un match interne de football américain. De toute évidence, la clinique était « surconçue », comme aurait pu dire Jase, par rapport aux tâches triviales que nous y effectuions chaque jour. Mais Jason affirmait anticiper le moment où on aurait du mal à obtenir des soins médicaux dans le monde extérieur à nos portes.

J’ai commencé à m’installer. J’ai dressé ou prolongé des ordonnances, distribué de l’aspirine, consulté les dossiers des patients. J’ai plaisanté avec Molly Seagram, ma réceptionniste, qui me préférait de beaucoup (d’après elle) au docteur Kœnig.

Le soir, je rentrais chez moi observer les éclairs illuminer les nuages qui se garaient au large comme de grands clippers électrifiés.

Et j’ai attendu que Jason donne des nouvelles, ce qu’il n’a pas fait, du moins avant presque un mois. Puis, un vendredi soir, après le coucher du soleil, il a soudain frappé à ma porte sans s’être annoncé, vêtu d’une manière décontractée (jeans, T-shirt) qui le rajeunissait de dix ans. « J’ai eu dans l’idée de passer, a-t-il dit. Si tu n’as rien contre ? »

Je n’avais rien contre, bien entendu. Nous sommes montés, j’ai sorti deux bouteilles de bière du réfrigérateur et nous avons traîné un moment sur le balcon blanchi à la chaux. Jase a commencé à dire des choses genre « ravi de te revoir » et « content de t’avoir à bord » jusqu’à ce que je l’interrompe : « Cesse de me débiter ces fichues paroles de bienvenue. Ce n’est que moi, Jase. »