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Jase a présenté son père en quelques paroles courtes mais aimables, avant de se fondre à nouveau dans le groupe de dignitaires occupant le fond de la scène. E.D. s’est avancé. Il avait eu soixante ans peu avant Noël mais pouvait encore passer pour un athlétique quinquagénaire, avec son ventre plat sous son costume trois-pièces et ses cheveux clairsemés coupés en une arrogante petite brosse militaire. Il a prononcé ce qui ressemblait à un discours de campagne électorale, louant l’administration Clayton pour sa prévoyance, le personnel réuni devant lui pour son dévouement à la « vision Périhélie », son fils pour sa « gestion inspirée », les ingénieurs et techniciens pour « avoir réalisé un rêve et, si nous réussissons, donné la vie à une planète stérile tout en insufflant un nouvel espoir à ce monde que nous appelons encore le nôtre ». Une ovation, un grand geste de la main, un sourire carnassier, et il avait à nouveau disparu, escamoté par sa cabale de gardes du corps.

J’ai retrouvé Jase une heure plus tard dans la cafétéria des cadres où, assis à une petite table, il faisait semblant de lire un tiré à part de l’Astrophysics Review.

Je me suis assis en face de lui. « Bon, ça se passe si mal que ça ? »

Il a vaguement souri. « Tu ne parles pas de la visite tornadesque de mon père, j’imagine ?

— Tu sais très bien de quoi je parle. »

Il a baissé la voix. « Je n’ai pas cessé de prendre mon médicament. Je l’ai pris sans faute matin et soir. Mais c’est revenu. Ça allait mal, ce matin. Des fourmis dans le bras et la jambe gauches. Et ça empire. Plus mauvais que jamais. Presque d’heure en heure. J’ai l’impression que du courant électrique me traverse un côté du corps.

— Tu as le temps de venir à la clinique ?

— Oui, mais…» Son regard a étincelé. « Je ne sais pas si j’en suis capable. Je ne veux pas t’inquiéter. Mais je suis content que tu sois arrivé. Pour l’instant, je ne sais même pas si je pourrai marcher. Je suis venu ici après le discours d’E.D. Mais je vais tomber par terre si j’essaye de me lever, j’en mettrais presque ma main au feu. Je ne pense pas pouvoir marcher. Ty… Je ne peux pas marcher.

— Je vais demander de l’aide. »

Il s’est redressé sur sa chaise. « Pas question. S’il le faut, j’attendrais qu’il ne reste plus que la garde de nuit pour partir d’ici.

— C’est absurde.

— Ou alors tu peux discrètement m’aider à me lever. On est à quoi, vingt ou trente mètres de la clinique ? Si tu me tiens par le bras en prenant un air sympa, on devrait pouvoir y arriver sans trop attirer l’attention. »

J’ai fini par accepter, non parce que j’approuvais ce petit numéro mais parce que je ne voyais pas d’autre moyen de faire venir Jason dans mon bureau. Je lui ai pris le bras gauche et il s’est appuyé sur la table de la main droite pour se hisser sur pieds. Nous avons réussi à traverser la cafétéria en ligne droite, même si le pied gauche de Jason traînait d’une manière difficile à dissimuler… par chance, personne ne nous prêtait vraiment attention. Une fois dans le couloir, nous sommes restés tout près du mur, où tramer des pieds se remarquait moins. Lorsqu’un administrateur hors cadre est apparu au bout du couloir, Jason a murmuré « Stop » et nous sommes restés immobiles comme si nous conversions tranquillement, Jason appuyé sur un présentoir dont il serrait si fort l’étagère métallique de la main droite que ses phalanges ont pâli et que des gouttes de sueur lui ont perlé au front. L’homme est passé en nous saluant d’un signe de tête mais sans nous adresser un mot.

Le temps que nous parvenions à l’entrée de la clinique, Jason laissait reposer sur moi la plus grande partie de son poids. Par chance, Molly Seagram n’était pas à son bureau et nous nous sommes retrouvés seuls dès que j’ai refermé la porte extérieure. J’ai aidé Jase à s’installer sur la table d’une des salles d’examen, puis je suis allé laisser un mot pour Molly à la réception afin d’éviter qu’on nous dérange.

À mon retour, Jase pleurait. Pas à gros sanglots, mais des larmes avaient zébré ses joues et lui pendaient au menton. « C’est trop horrible, putain. » Il fuyait mon regard. « Je n’ai pas pu m’en empêcher, a-t-il dit. Je suis désolé. Je n’ai pas pu m’en empêcher. »

Il avait perdu le contrôle de sa vessie.

Je l’ai aidé à enfiler une blouse d’hôpital, puis je me suis servi du lavabo de la salle d’examen pour rincer ses vêtements mouillés que j’ai mis à sécher près d’une fenêtre ensoleillée, dans une pièce de rangement très peu utilisée derrière les armoires à pharmacie. Les affaires étaient calmes, ce jour-là, ce qui m’a fourni un prétexte pour accorder son après-midi à Molly.

Jason avait plus ou moins retrouvé son calme, même s’il semblait diminué dans cette blouse en papier. « Tu as dit que c’était une maladie guérissable. Dis-moi ce qui n’a pas marché.

— On peut la traiter, Jase. La plupart du temps et pour la plupart des patients. Mais il y a des exceptions.

— Et quoi, j’en suis une ? J’ai gagné à la loterie des mauvaises nouvelles ?

— Tu fais une rechute. C’est typique d’une maladie non traitée, ces périodes d’invalidité suivies de rémissions. Tu mets peut-être du temps à réagir. Dans certains cas, un médicament n’est vraiment efficace qu’en ayant atteint depuis un bon moment une concentration donnée dans l’organisme.

— Tu m’as fait cette ordonnance il y a six mois. Et je ne vais pas mieux, au contraire.

— On peut t’administrer une autre sclérostatine, pour voir si ça change quelque chose. Mais sur le plan chimique, elles se ressemblent toutes beaucoup.

— Et donc, une nouvelle ordonnance ne changera rien.

— Peut-être, et peut-être que si. Il faut essayer avant de se prononcer.

— Et si ça ne donne rien ?

— Alors nous cesserons d’envisager d’éliminer la maladie pour commencer à réfléchir à la manière de la gérer. Même non traitée, la SEP est rarement mortelle. Beaucoup de malades connaissent des rémissions complètes entre les crises et parviennent à mener une vie à peu près normale. » Mais ceux-là n’étaient ni aussi gravement ni aussi agressivement atteints que Jason, me suis-je abstenu de préciser. « Le traitement de repli habituel consiste en une association d’anti-inflammatoires, d’inhibiteurs sélectifs de protéines et de stimulants ciblés du système nerveux central. Cela peut se montrer très efficace pour supprimer les symptômes et ralentir la progression de la maladie.

— Bien, a dit Jason. Super. Prescris-moi ça.

— Ce n’est pas si simple. Tu pourrais souffrir d’effets secondaires.

— Comme ?

— Peut-être aucun. Peut-être de la détresse psychologique : légère dépression ou épisodes maniaques. Ou une faiblesse physique généralisée.

— Mais j’aurais l’air normal ?

— Selon toute probabilité. » Pour le moment et sans doute pendant au moins dix à quinze ans. « Mais il s’agit d’une mesure de contrôle, pas d’un soin… d’un frein, pas d’un arrêt. La maladie reviendra si tu vis assez longtemps.

— Mais tu peux m’accorder dix ans, tu en es sûr ?

— Autant qu’on puisse l’être dans mon boulot.

— Dix ans, dit-il d’un ton songeur. Ou un milliard d’années. Suivant la manière dont on le considère. Cela suffira peut-être. Il faudra bien, tu ne crois pas ? »

Je n’ai pas demandé : suffira pour quoi ? « Mais d’ici là…