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— Je ne veux pas entendre parler d’“ici là”, Tyler. Je ne peux pas me permettre de lâcher mon travail et je ne veux pas que quiconque soit au courant.

— Il n’y a rien dont tu doives avoir honte.

— Je n’en ai pas honte. » Il désigna de la main droite sa blouse en papier. « Je me sens foutrement humilié, mais je n’ai pas honte. Ce n’est pas un problème psychologique. Cela concerne ce que je fais ici à Périhélie. Ce que je suis autorisé à faire. E.D. déteste la maladie, Tyler. Il abhorre toute faiblesse. Il a détesté Carol dès qu’elle a commencé à trop boire.

— Tu penses qu’il ne comprendra pas ?

— J’adore mon père, mais je connais ses défauts. Non, il ne comprendrait pas. Toute l’influence dont je dispose à Périhélie passe par E.D. Et c’est un peu précaire en ce moment. Nous avons eu quelques différends. Si je deviens une gêne pour lui, il me fera reléguer dans une clinique de soins hors de prix en Suisse ou à Bali avant la fin de la semaine, en se disant qu’il agit pour mon bien. Pire, en s’en persuadant.

— Ce que tu choisis de rendre public te regarde. Mais il faut que tu consultes un neurologue, pas un généraliste d’entreprise.

— Non, a-t-il décrété.

— Je ne peux en bonne conscience continuer à te soigner, Jase, si tu ne consultes pas un spécialiste. C’était déjà assez risqué de te prescrire du Tremex sans cela.

— Tu as l’IRM et les analyses de sang, non ? Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

— Dans l’idéal, un diplôme en neurologie ainsi qu’un laboratoire d’hôpital bien équipé.

— N’importe quoi. Tu dis toi-même que la SEP n’est plus vraiment un problème de nos jours.

— Sauf quand elle ne réagit pas au traitement.

— Je ne peux pas…» Il a voulu discuter. Mais la fatigue lui est de toute évidence tombée dessus d’un coup. Il pouvait toutefois s’agir d’un autre symptôme de sa rechute : Jase s’était beaucoup dépensé dans les semaines précédant la visite d’E.D. « Je vais passer un marché avec toi. J’accepte de consulter un spécialiste si tu peux m’arranger ça discrètement et sans le faire figurer dans mon dossier médical à Périhélie. Mais il faut me garder en état de fonctionner. J’ai besoin de fonctionner demain. Autrement dit de pouvoir marcher sans assistance et de ne pas me pisser dessus. Les médicaments dont tu m’as parlé, ils agissent vite ?

— En général. Mais sans examen neurologique…

— Tyler, il faut que je te dise : j’apprécie ce que tu as fait pour moi, mais je peux me payer un médecin plus coopératif si besoin est. Soigne-moi maintenant et j’irai voir un spécialiste, je ferai tout ce que tu estimes nécessaire. Mais si tu imagines que je vais me pointer au boulot en chaise roulante avec un cathéter dans la bite, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude.

— Même si je te fais une ordonnance, Jase, tu n’iras pas mieux du jour au lendemain. Cela prend deux jours.

— Je devrais pouvoir m’absenter deux jours. » Il y a réfléchi. « D’accord, a-t-il fini par dire. Je veux les médicaments et je veux que tu me sortes d’ici sans qu’on nous remarque. Si tu peux y arriver, je m’en remets à toi. Sans discuter.

— Les médecins ne marchandent pas, Jase.

— À prendre ou à laisser, Hippocrate. »

Je ne lui ai pas administré tout de suite la combinaison de médicaments envisagée – nous n’avions pas tout ce qu’il fallait en pharmacie –, me limitant pour commencer à un stimulant du système nerveux central qui lui permettrait au moins de contrôler sa vessie et de marcher sans aide pendant quelques jours. L’inconvénient, c’est que cela lui donnait un état d’esprit nerveux, froid, comme, paraît-il, lorsque la cocaïne cesse de faire effet. Cela a augmenté sa pression sanguine et lui a accroché de sombres valises sous les yeux.

Nous avons attendu que la plus grande partie du personnel rentre chez elle, ne laissant plus dans le complexe que l’équipe de nuit. Jase est passé d’un pas raide mais crédible devant la réception pour sortir sur le parking, a adressé un geste amical à deux collègues partant plus tard que les autres, et s’est affalé sur le siège passager de ma voiture. Je l’ai reconduit chez lui.

Il m’avait rendu plusieurs visites dans ma petite maison de location, mais je n’étais jamais allé chez lui. Je m’attendais à quelque chose en rapport avec sa position à Périhélie. L’endroit où il dormait – manifestement, il n’y faisait guère davantage – s’est révélé un appartement en copropriété avec une vue très limitée sur l’océan. Il l’avait meublé d’un canapé, d’une télévision, d’un bureau, de deux bibliothèques et d’une connexion Internet/média large bande. Le seul mur non nu était celui au-dessus du bureau : il y avait scotché un schéma manuscrit représentant de manière linéaire l’histoire du système solaire depuis la naissance du Soleil jusqu’à son effondrement final en une naine blanche fumante, avec l’histoire de l’humanité en divergeant à un endroit marqué le Spin. Les bibliothèques, bondées de revues et de textes universitaires, étaient décorées d’exactement trois photographies sous cadre : E.D. Lawton, Carol Lawton, et un très sage cliché de Diane qui devait remonter à plusieurs années.

Jase s’est allongé sur le canapé. Il ressemblait à une étude du paradoxe, avec son corps au repos et ses yeux brillants d’une hypervivacité due aux médicaments. Je suis allé dans la cuisine attenante préparer des œufs brouillés (ni lui ni moi n’avions mangé depuis le petit déjeuner) pendant que Jason parlait. Et parlait encore. Et ne cessait de parler. « Bien sûr, a-t-il reconnu à un moment, je sais que je parle trop, j’en suis conscient, mais je ne peux même pas envisager de dormir… cet effet-là, il s’estompe ?

— Si on t’administre cette combinaison de médicaments à long terme, oui, l’effet manifeste de stimulation disparaîtra. » Je lui ai apporté une assiette sur le canapé.

« C’est très speed. Comme l’une de ces pilules que les gens prennent pour bachoter avant les derniers examens. Mais sur le plan physique, cela calme. Je me fais l’impression d’une enseigne au néon sur un immeuble vide. Tout illuminé mais en fin de compte, creux. Les œufs, les œufs sont très bons. Merci. » Il a repoussé son assiette. Il en avait peut-être mangé une cuillerée.

Je me suis assis à son bureau en regardant le schéma sur le mur en face de moi. En me demandant quel effet cela ferait de vivre avec cette description austère des origines et du destin de l’humanité, celle-ci étant rendue comme un événement fini dans la vie d’une étoile ordinaire. Il l’avait tracé au feutre sur du papier brun d’emballage ordinaire.

Jason a suivi mon regard des yeux. « De toute évidence, a-t-il affirmé, ils veulent qu’on fasse quelque chose…

— Qui ça ?

— Les Hypothétiques. S’il faut les appeler ainsi. Et j’imagine qu’il le faut. Tout le monde le fait. Ils attendent quelque chose de nous. Je ne sais pas quoi. Un cadeau, un signal, un sacrifice acceptable.

— Comment le sais-tu ?

— Ce n’est pas vraiment une observation originale. Pourquoi la barrière Spin est-elle perméable aux objets humains tels que les satellites, mais pas aux météores ni même aux particules de Brownlee ? De toute évidence, ce n’est pas une barrière, le terme n’a jamais convenu. » Sous l’influence du stimulant, Jase semblait particulièrement friand de l’expression « de toute évidence ». « De toute évidence, il s’agit d’un filtre sélectif. On sait qu’il filtre l’énergie atteignant la surface de la Terre. Les Hypothétiques veulent donc qu’on reste intacts et vivants, nous ou du moins l’écologie terrestre, mais alors pourquoi nous accorder l’accès à l’espace ? Même après notre tentative de faire sauter à l’arme atomique les deux seuls artefacts Spin jamais découverts ? Qu’est-ce qu’ils attendent, Ty ? Quel est le prix ?