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Je l’ai remerciée en l’assurant que je préférais rester de mon côté de la pelouse.

« Préviens-moi si tu changes d’avis. » Son regard a quitté l’allée de gravier pour glisser sur la pelouse et aller se poser sur la Petite Maison comme si elle la voyait vraiment pour la première fois depuis des années. « Tu as toujours la clé ?…

— Toujours.

— Eh bien, je te laisse. L’hôpital a les deux numéros, au cas où ». Carol m’a alors serré une nouvelle fois dans ses bras avant de remonter les marches de la Grande Maison avec une détermination, presque une impatience, suggérant qu’elle avait assez reculé le moment de boire un verre.

Je suis entré chez ma mère. C’est davantage chez elle que chez moi, ai-je pensé, même si ma présence n’en avait pas été effacée. En partant pour l’université, j’avais dépouillé ma petite chambre et emballé tout ce qui comptait pour moi, mais ma mère avait gardé le lit et rempli les espaces vides (les étagères en pin, le rebord de la fenêtre) de plantes en pots qui séchaient à toute vitesse en son absence, aussi les ai-je arrosées. Le reste de la maison était tout aussi ordonné. Diane avait un jour qualifié de « linéaire » le ménage de ma mère, adjectif par lequel elle voulait dire, à mon avis, ordonné mais pas obsessionnel. J’ai passé en revue le salon et la cuisine, jeté un coup d’œil dans sa chambre. On ne pouvait pas dire que chaque chose était à sa place. Mais chacune avait sa place.

À la tombée de la nuit, j’ai fermé les rideaux et, histoire de m’opposer à la mort, allumé toutes les lampes de la maison, acte que ma mère aurait trouvé inapproprié quelles que soient les circonstances. Je me suis demandé si Carol avait remarqué la lumière projetée sur l’herbe brunie par l’hiver et si elle avait trouvé cela réconfortant ou inquiétant.

E.D. est rentré vers neuf heures, ce soir-là, et il a eu la gentillesse de venir frapper à la porte pour me présenter ses condoléances. Il semblait mal à l’aise dans la lumière du perron, avec son costume sur mesure débraillé. Sa respiration se condensait dans la fraîcheur du soir. Sans s’en apercevoir, il touchait ses poches, sa poitrine et sa hanche, comme s’il avait oublié quelque chose ou ne savait tout simplement pas quoi faire de ses mains. « Je suis désolé, Tyler. »

Ses condoléances m’ont semblé nettement prématurées, comme si la mort de ma mère était non seulement inévitable mais un fait établi. Il avait déjà renoncé à elle. Mais elle respire toujours, me suis-je dit, du moins elle traite de l’oxygène, à des kilomètres de là, dans la solitude de sa chambre d’hôpital. « Merci de l’avoir dit, monsieur Lawton.

— Mon Dieu, Tyler, appelle-moi E.D., comme tout le monde. D’après Jason, tu fais du bon boulot, à Périhélie Floride.

— Mes patients semblent satisfaits.

— Formidable. Nous avons besoin de la collaboration de tous, si modeste soit-elle. Dis-moi, c’est Carol qui t’a installé là ? Parce qu’on a une chambre d’amis de prête, si tu veux.

— Je suis très bien, ici.

— OK, je comprends ça. N’hésite pas à venir nous voir si tu as besoin de quoi que ce soit, d’accord ? »

Il a retraversé la pelouse. On avait beaucoup parlé, dans la presse et la famille Lawton, du génie de Jason, mais je me suis souvenu qu’E.D. pouvait lui aussi prétendre à ce qualificatif. Il avait fait fructifier son diplôme d’ingénieur et son talent pour les affaires en entreprise de première importance, et vendu de la bande passante de télécommunications par aérostats quand Americom et AT & T regardaient encore le Spin en clignant des yeux comme un cerf surpris. Il lui manquait non pas l’intelligence de Jason mais sa présence d’esprit et sa profonde curiosité envers l’univers physique. Et peut-être aussi un soupçon de son humanité.

Je me suis donc retrouvé à nouveau seul, chez moi et pas chez moi, et j’ai traîné un peu sur le canapé en m’étonnant que la pièce ait si peu changé. Tôt ou tard, il me reviendrait de disposer du contenu de cette maison, tâche que j’avais beaucoup de mal à envisager, plus difficile, plus grotesque que cultiver la vie sur une autre planète. Mais peut-être était-ce parce que je réfléchissais à cet acte de déconstruction que j’ai remarqué un espace vide sur l’étagère du haut, à côté du téléviseur.

Je l’ai remarqué parce qu’à ma connaissance, de toutes les années que j’avais vécues dans cette maison, l’étagère supérieure n’avait guère eu le droit qu’à un époussetage rapide. Cette étagère était le grenier de la vie de ma mère. J’aurais pu réciter les yeux fermés ce qu’on y trouvait : les annuaires de son lycée (établissement secondaire Martell à Bingham, dans le Maine, années 1975, 1976, 1977 et 1978) ; celui de l’année de 1982 à la fac de Berkeley ; un serre-livres en jade représentant Bouddha, son diplôme sous cadre plastique, le dossier brun en accordéon dans lequel elle gardait son acte de naissance, son passeport et ses documents fiscaux, et enfin, contre un autre Bouddha vert, trois boîtes à chaussures délabrées libellées SOUVENIRS (ÉCOLE), SOUVENIRS (MARCUS) et DIVERS.

Mais ce soir-là, le deuxième Bouddha en jade était de travers et la boîte marquée SOUVENIRS (ÉCOLE) manquait à l’appel. J’ai supposé que ma mère l’avait descendue, même si je ne l’avais vue nulle part dans la maison. Des trois boîtes, la seule que ma mère ait ouverte régulièrement en ma présence était DIVERS, bondée de places de concerts et autres billets, de coupures de presse friables (dont les nécrologies de ses parents), d’un pin’s souvenir de la forme de la goélette Bluenose qu’elle avait rapporté de sa lune de miel en Nouvelle-Écosse, de pochettes d’allumettes sélectionnées dans les hôtels et restaurants qu’elle avait visités, de bijouterie fantaisie, d’un certificat de baptême et même d’une boucle de mes cheveux de bébé conservée dans un bout de papier sulfurisé fermé par une épingle.

J’ai descendu l’autre boîte, celle marquée SOUVENIRS (MARCUS). Je n’avais jamais été particulièrement curieux de mon père, et ma mère ne m’en avait guère dressé de lui qu’un bref portrait (bel homme, ingénieur, collectionneur de jazz, meilleur ami d’E.D. à la fac, mais aussi gros buveur et victime, une nuit qu’il rentrait de chez un fournisseur en électronique de Milpitas, de son penchant pour les automobiles rapides). La boîte renfermait une pile de lettres sous enveloppes de vélin portant une écriture nette et brusque qui devait être la sienne. Il avait expédié ces lettres à Belinda Sutton, nom de jeune fille de ma mère, à une adresse de Berkeley qui ne m’évoquait rien.

J’ai extrait l’une de ces enveloppes et l’ai ouverte, en ai sorti un papier jauni que j’ai déplié.

C’était un papier non réglé mais l’écriture traversait la page en petites lignes bien parallèles. Chère Bel. Je croyais t’avoir tout dit au téléphone hier soir mais je ne peux pas m’empêcher de penser à toi. Écrire ceci semble te rapprocher de moi, mais moins que je le voudrais. Moins que nous ne l’étions en août ! Je me repasse ce souvenir comme une cassette vidéo chaque soir où je ne peux pas m’allonger à tes côtés.

Je n’ai pas lu la suite. J’ai replié la lettre que j’ai remise dans son enveloppe jaunie avant de refermer la boîte et de la reposer à sa place.

Le lendemain matin, on a frappé à la porte. J’ai ouvert en m’attendant à voir Carol ou quelque secrétaire de la Grande Maison.