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« Quelle personne saine d’esprit accepterait cela ?

— Tu serais surprise. » Je ne pouvais parler pour les Chinois, les Russes ou les autres volontaires internationaux, mais les candidats au vol nord-américains formaient un groupe d’hommes et de femmes terriblement ordinaires. On les avait sélectionnés pour leur jeunesse, leur résistance physique et leur capacité à tolérer et subir l’inconfort. Seuls quelques-uns avaient été pilotes d’essai dans l’armée de l’air mais tous possédaient ce que Jason appelait « une mentalité de pilote d’essai » : l’aptitude à accepter de courir de grands risques physiques pour accomplir un exploit spectaculaire. Et bien entendu, la plupart étaient sans doute condamnés, tout comme la plupart des bactéries embarquées là-bas dans les fusées. Le meilleur résultat qu’on pouvait raisonnablement espérer était qu’une bande de survivants nomades errant dans les canyons moussus de Valles Marineris rencontre un groupe similaire de Russes, de Danois ou de Canadiens et engendre une humanité martienne viable.

« Et tu approuves cela ?

— Personne ne m’a demandé mon opinion. J’espère néanmoins que tout ira bien pour eux. »

Diane m’a regardé d’un air ça-ne-suffit-pas mais a préféré ne pas poursuivre la discussion. Nous sommes descendus au rez-de-chaussée en ascenseur pour prendre place dans la file d’attente du restaurant derrière une douzaine de techniciens de journaux télévisés dont elle a dû sentir l’excitation croissante.

Après que nous avons passé commande, elle a tourné la tête pour capter les bribes de conversations – des mots comme « photodissociation », « crypto-endélithique »… et même « écopoïèse » – qui flottaient entre les tables bondées, les journalistes répétant le jargon pour leur travail du lendemain ou s’efforçant juste de le comprendre. Il y avait aussi les rires et le tintement téméraire des couverts, une atmosphère d’attente enivrante quoique incertaine. Jamais depuis le premier alunissage, plus de soixante ans auparavant, l’attention du monde ne s’était autant focalisée sur une aventure spatiale, aventure à laquelle le Spin conférait de surcroît un véritable sentiment d’urgence et une impression globale de risque dont même cet alunissage avait manqué.

« Tout cela est l’œuvre de Jason, pas vrai ?

— Sans Jason et E.D., cela se produirait peut-être tout de même. Mais différemment, et sans doute avec moins de rapidité et d’efficacité. Jase en a toujours été au cœur.

— Et nous à la périphérie. En orbite autour de son génie. Je vais te dire un secret. J’ai un peu peur de lui. Peur de le revoir si longtemps après. Je sais qu’il désapprouve ce que je suis.

— Pas ce que tu es. Ta manière de vivre, peut-être.

— Ma foi, tu veux dire. Ça ne me gêne pas d’en parler. Je sais que Jase se sent un peu… trahi, j’imagine. Comme si Simon et moi avions répudié tout ce en quoi il croit. Mais ce n’est pas vrai. Jason et moi n’avons jamais été sur la même voie.

— À la base, tu sais, c’est juste Jase. Le même Jase qu’avant.

— Mais moi, suis-je la même Diane qu’avant ? »

Question à laquelle je n’avais pas de réponse.

Elle a mangé avec un appétit manifeste, et après le plat de résistance, nous avons commandé des desserts et du café. « Quelle chance que tu aies pu prendre du temps pour venir.

— Que Simon m’ait lâché la bride ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Je sais. Mais c’est vrai, d’une certaine manière.

Simon peut être un peu directif. Il aime savoir où je suis.

— C’est un problème, pour toi ?

— Tu veux dire : est-ce que cela menace mon mariage ? Non. Pas du tout, je ne le permettrais pas. Ce qui ne veut pas dire qu’on est toujours d’accord. » Elle a hésité. « Si je t’en parle, je le partage avec toi, d’accord ? Pas avec Jason. Juste avec toi. »

J’ai hoché la tête.

« Simon a pas mal changé depuis que tu l’as rencontré. Nous avons tous changé, tous ceux de l’époque NR. On pouvait résumer le NR à des jeunes formant une communauté de croyance, une sorte d’espace sacré dans lequel nous n’avions pas à avoir peur de notre prochain, dans lequel nous pouvions l’étreindre au sens figuré mais aussi au sens propre. L’Éden sur Terre. Sauf que nous nous trompions. Nous pensions que le sida n’avait aucune importance, que la jalousie n’avait aucune importance… Comment pourraient-ils en avoir alors que nous avions atteint la fin du monde ? Mais c’est une Affliction lente, Ty. L’Affliction est l’œuvre de toute une vie, et il nous faut garder santé et force pour elle.

— Simon et toi…

— Oh, nous sommes en bonne santé. » Elle a souri. « Merci d’avoir posé la question, Dr Dupree. Mais plusieurs de nos amis sont morts du sida ou d’overdose. Le NR ressemblait à un tour sur les montagnes russes, l’amour tout au long de la montée et le chagrin pendant toute la descente. Tous ceux qui y ont participé te le diront. »

Sans doute, mais je ne connaissais pas d’autre vétéran NR que Diane. « Les dernières années n’ont été faciles pour personne.

— Simon a eu du mal à gérer cela. Il nous voyait vraiment comme une génération bénie. Il m’a dit un jour que Dieu s’était tellement approché de l’humanité que cela ressemblait à rester assis à côté d’un poêle une nuit d’hiver, qu’il pouvait pratiquement se réchauffer les mains au Royaume des Cieux. Nous avions tous ce sentiment, mais cela a vraiment fait apparaître Simon sous son meilleur jour. Et quand cela a commencé à mal tourner, quand tant de nos amis se battaient contre la maladie ou s’embourbaient dans telle ou telle addiction, il en a vraiment souffert. Au même moment, on s’est mis à manquer d’argent et Simon a fini par être obligé de chercher du travail… moi aussi, d’ailleurs. J’ai fait de l’intérim pendant quelques années. Simon n’a pas réussi à trouver d’emploi séculier mais il travaille comme concierge dans notre église à Tempe, le Tabernacle du Jourdain, qui le paye comme elle peut… il étudie pour devenir tuyauteur.

— Pas vraiment la Terre Promise.

— Ouais, mais tu sais quoi ? Je ne pense pas que ce soit censé l’être. C’est ce que je lui dis. Peut-être qu’on sent arriver le chiliasme, mais qu’il n’est pas encore là… il faut jouer jusqu’à la dernière minute de la partie même si le résultat est acquis. Et peut-être qu’on nous juge là-dessus. Il faut jouer le jeu comme si cela comptait. »

Nous avons repris l’ascenseur. Diane s’est arrêtée à la porte de sa chambre. « J’avais oublié à quel point parler avec toi était agréable, a-t-elle dit. On se parlait beaucoup, tu te rappelles ? »

On se confiait nos peurs par le chaste intermédiaire du téléphone. L’intimité à distance. Elle avait toujours préféré que cela se passe de cette manière. J’ai hoché la tête.

« On pourrait peut-être recommencer. Je dois pouvoir t’appeler d’Arizona, de temps en temps. »