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Bien entendu, c’était elle qui m’appellerait, parce que Simon n’apprécierait pas forcément que je téléphone à Diane. C’était bien compris. Comme la nature de la relation qu’elle proposait. Un copinage platonique. Je serais quelqu’un d’inoffensif à qui se confier en période de trouble, comme l’ami homo dans un drame de cinéplex. On bavarderait. On partagerait. Personne ne serait blessé.

Ce n’était ni ce que j’avais voulu ni ce dont j’avais besoin. Mais je ne pouvais le lui dire alors qu’elle me regardait d’un air impatient et un peu perdu. J’ai donc répondu : « Ouais, bien sûr. »

Alors elle a souri, m’a serré dans ses bras et m’a abandonné dans le couloir.

Je suis resté debout plus tard que je ne l’aurais dû, au milieu du bruit et des rires venus des chambres voisines, à soigner les blessures faites à ma dignité, à penser à tous ces savants et ingénieurs de Périhélie, du Jet Propulsion Laboratory et de Cap Kennedy ou à tous les journalistes de presse écrite et télévisée en train de regarder la lumière des lampes à arc jouer au loin sur les fusées, chacun d’entre nous occupé à travailler ici, au bout de l’histoire de l’humanité, à faire ce qu’on attendait de nous, à jouer le jeu comme si cela comptait vraiment.

Jason est arrivé le lendemain à midi, dix heures avant le moment prévu pour la première vague de lancements. Il faisait un temps radieux et calme de bon augure. Parmi tous les sites de lancement global, le seul non-partant manifeste, retenu par une féroce tempête de mars, était celui de l’ESA, l’Agence spatiale européenne, à Kourou en Guyane française. (Les micro-organismes de l’ESA seraient retardés d’un jour ou deux… ou d’un demi-million d’années, selon le temps du Spin.)

Jase est venu directement dans ma suite, où Diane et moi l’attendions. Il portait un vilain anorak en plastique et s’était enfoncé une casquette des Marlins sur le crâne pour éviter que les reporters logeant à l’hôtel le reconnaissent. « Tyler, a-t-il dit lorsque je lui ai ouvert la porte. Je suis désolé. Je serais venu si j’avais pu. »

Aux funérailles. « Je sais.

— Belinda Dupree est ce que la Grande Maison avait de meilleur. Et je le pense vraiment.

— Je t’en suis reconnaissant », ai-je répondu avant de m’écarter pour le laisser entrer.

Diane s’est approchée avec une expression prudente. Jason a refermé la porte derrière lui sans sourire. Ils sont restés à se regarder à un mètre de distance. Dans un silence pesant. Que Jason a brisé.

« Ce col te donne l’air d’un banquier victorien. Et tu devrais prendre un peu de poids. C’est si difficile que ça de se faire un repas dans ton pays plein de vaches ?

— On y trouve davantage de cactus que de vaches, Jase », a répondu Diane.

Et ils ont ri en tombant dans les bras l’un de l’autre.

Nous nous sommes risqués sur le balcon à la nuit tombée, en y apportant des chaises confortables et après avoir demandé qu’on nous monte un plateau de crudités (choix de Diane). La nuit était aussi sombre que tout autre nuit privée d’étoiles par le Spin, mais le reflet des plates-formes de lancement qu’illuminaient de gigantesques projecteurs dansait sur les vagues paisibles.

Jason consultait un neurologue depuis plusieurs semaines. Le spécialiste avait posé le même diagnostic que moi : Jason souffrait d’une grave sclérose en plaques qui ne réagissait pas aux traitements et contre laquelle on ne pouvait guère qu’user de palliatifs. En fait, le neurologue avait voulu soumettre le cas de Jason au Centre des maladies contagieuses pour leur étude en cours sur ce que certains appelaient SEPA – sclérose en plaques atypique. Jase l’avait convaincu d’y renoncer, par la menace ou la corruption. Et, du moins pour le moment, la nouvelle combinaison de médicaments le gardait en rémission. Il était aussi fonctionnel et mobile que jamais. Les soupçons que pouvait nourrir Diane se sont vite dissipés.

Il avait apporté une onéreuse bouteille de champagne authentiquement français pour fêter les lancements. « On pourrait avoir des places de VIP, ai-je dit à Diane. Dans les tribunes devant le bâtiment d’assemblage de véhicules. Côtoyer le président Garland.

— La vue est aussi bonne d’ici, a contré Jason. Mieux : ici, personne ne nous prendra en photo comme des bêtes curieuses.

— Je n’ai jamais rencontré de président », a dit Diane.

Bien entendu, le ciel était noir, mais le téléviseur de la chambre d’hôtel (que nous avions allumé pour suivre le compte à rebours) parlait de la barrière Spin, et Diane a regardé le ciel comme si un miracle avait pu rendre visible le couvercle enfermant le monde. Jason a remarqué qu’elle penchait la tête. « Ils ne devraient pas l’appeler barrière, a-t-il affirmé. Aucun journal ne lui donne plus ce nom.

— Ah oui ? Et ils l’appellent comment, alors ? »

Il s’est raclé la gorge. « Une “membrane étrange”.

— Oh non. » Diane a ri. « Quelle horreur. Ce n’est pas acceptable. On dirait le nom d’un problème gynécologique.

— Ouais, mais “barrière” est impropre. Ça ressemble plus à une couche frontière. Il ne s’agit pas d’une ligne qu’on traverse, mais d’une chose qui s’empare d’objets de manière sélective et les accélère pour les projeter dans l’univers extérieur. Le processus ressemble davantage à une osmose qu’à, disons, un choc dans une clôture. Par conséquent, membrane.

— J’avais oublié à quoi ressemblait de discuter avec toi, Jase. Ça peut être un peu surréaliste.

— Chut, leur ai-je intimé. Écoutez. »

La télévision était passée au direct de la NASA et l’on entendait la voix monotone du centre de contrôle égrener le compte à rebours. Trente secondes. Il y avait douze fusées, les réservoirs pleins, prêtes à décoller sur le pas de tir. Douze lancements simultanés, acte que par le passé, une agence spatiale moins ambitieuse aurait qualifié d’irréaliste et de radicalement dangereux. Mais nous vivions une époque plus audacieuse, ou plus désespérée.

« Pourquoi doivent-elles toutes partir en même temps ? a demandé Diane.

— Parce que… a commencé Jason avant de renoncer. Non. Attends. Regarde. »

Vingt secondes. Dix. Jase s’est levé et penché sur la balustrade. Les balcons de l’hôtel étaient bondés. La plage aussi. Mille têtes et objectifs se tournaient dans la même direction. On a par la suite estimé à environ deux millions le nombre de personnes dans et autour de Canaveral. Selon les rapports de police, plus de cent portefeuilles ont été subtilisés cette nuit-là. On a recensé deux coups de couteau mortels, quinze tentatives de viol et un accouchement prématuré. (L’enfant, une fille d’un kilo huit, est née sur une table à tréteaux du Palais des crêpes à Cocoa Beach.)

Cinq secondes. Dans la chambre, la télé s’est tue. Pendant un instant, on n’a plus entendu que le bourdonnement et le chuintement des appareils photographiques.

Puis la lueur du feu a illuminé l’océan jusqu’à l’horizon.

Aucune de ces fusées n’aurait impressionné à elle seule une foule des environs, même dans le noir, mais il n’y avait pas là une seule colonne de feu, il y en avait cinq, sept, dix, douze. Les portiques maritimes se sont découpés un instant comme des gratte-ciel squelettiques avant de se noyer dans des tourbillons d’eau de mer vaporisée. Douze colonnes de feu blanc, séparées par des kilomètres mais rapprochées par la perspective, ont griffé un ciel que leur lumière conjuguée avait rendu indigo. Sur la plage, les gens ont commencé à pousser des acclamations, dont le bruit s’est mêlé à celui des propulseurs à combustible solide cherchant à toute vitesse à gagner plus d’altitude, pulsation qui vous comprimait le cœur comme l’extase ou la terreur. Mais nous n’acclamions pas uniquement le spectacle. Chacune ou presque de ces deux millions de personnes avait sûrement déjà assisté à un lancement de fusée, au moins à la télévision, et même si cette ascension multiple était magnifique et bruyante, elle était surtout remarquable par son but, par sa finalité. Nous n’allions pas juste planter le drapeau de la vie terrestre sur Mars, nous défiions le Spin lui-même.