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Elle et vous, je veux dire. Mais pas comme un homme et une femme qui ont été ensemble pendant des années. Quelque chose a dû vous tenir à l’écart l’un de l’autre. Excusez-moi, je suis terriblement indiscrète. »

Oui, quelque chose nous avait gardés à l’écart l’un de l’autre. Et même beaucoup de choses. La plus évidente, j’imagine, étant le Spin. Il avait tout spécialement et tout particulièrement effrayé Diane, pour des raisons que je n’avais pas vraiment comprises, comme si le Spin constituait un défi et un reniement de tout ce qui lui permettait jusque-là de se sentir en sécurité. Qu’est-ce qui lui permettait de se sentir en sécurité ? La progression ordonnée de la vie : amis, famille, travail… une espèce de sensibilité fondamentale des choses, qui dans la Grande Maison d’E.D. et Carol Lawton devait déjà avoir semblé fragile, plus souhaitée que réelle.

La Grande Maison l’avait trahie, et même Jason avait fini par la trahir : les idées scientifiques qu’il lui présentait comme des cadeaux étranges et qui avaient autrefois semblé rassurantes – les confortables accords majeurs de Newton et d’Euclide – étaient devenues plus bizarres et plus aliénantes : la longueur de Planck (en dessous de laquelle les choses ne se comportaient plus comme des choses), les trous noirs coincés par leur densité impondérable dans un royaume au-delà de la causalité, un univers non seulement en expansion mais en accélération vers sa propre désagrégation. Elle m’a dit un jour, à l’époque où Saint-Augustin était toujours de ce monde, qu’en posant la main sur le pelage du chien, elle voulait sentir sa chaleur, sa vigueur… et non compter les battements de son cœur ou voir les grands espaces entre le noyau et les électrons constitutifs de son être physique. Elle voulait que Saint-Chien soit lui-même tout entier, non la somme de parties terrifiantes, non un fugace épiphénomène évolutionnaire dans la vie d’une étoile agonisante. Sa vie manquait suffisamment d’amour et d’affection : chaque exemple de ceux-ci devait se voir recensé et gardé en réserve au paradis, thésaurisé pour s’opposer à l’hiver de l’univers.

Le Spin, à son arrivée, a dû lui sembler une monstrueuse justification de la manière dont Jason voyait le monde… d’autant plus que le phénomène obsédait son frère. Il existait manifestement une autre forme de vie intelligente dans la galaxie, et tout aussi manifestement, elle ne ressemblait en rien à la nôtre. Elle était d’une puissance immense, d’une patience terrifiante et d’une indifférence totale envers la terreur qu’elle avait infligée à notre monde. En imaginant les Hypothétiques, on pourrait se représenter des robots hyper-intelligents ou d’inscrutables êtres d’énergie, mais jamais le contact d’une main, un baiser, la chaleur d’un lit, un mot de consolation.

Elle avait donc voué au Spin une haine très personnelle, et je pense que c’est ce qui a fini par l’amener à Simon Townsend et au mouvement NR. Dans la théologie NR, le Spin est devenu un événement sacré mais aussi accessoire : grand mais pas autant que le dieu d’Abraham, choquant mais moins que la crucifixion du Sauveur ou une tombe vide.

J’ai plus ou moins raconté cela à Ina. « Je ne suis pas chrétienne, bien entendu, a-t-elle dit. Je ne suis même pas assez islamique au goût des autorités locales. On me dit corrompue par l’Occident athée. Mais même dans l’islam, il y a eu des mouvements de ce genre. Des gens glosant sur Imam Mehdi et Ad-Dajjal, Yajuj et Majuj buvant la mer de Galilée. Parce qu’ils croyaient que cela donnait plus de sens à la situation. Voilà, terminé. » Elle m’avait récuré la plante des pieds. « Vous avez toujours su ces choses-là sur Diane ? »

Su dans quel sens ? Senti, soupçonné, deviné, mais su… non, je ne pouvais pas dire cela.

« Alors peut-être que le médicament martien répond à vos attentes », a dit Ina en emportant son assortiment d’éponges et sa casserole d’acier inoxydable pleine d’eau chaude, me laissant seul dans la nuit obscure avec un sujet de réflexion.

Il y avait trois portes pour entrer ou sortir de la clinique d’Ibu Ina. Elle m’a fait visiter le bâtiment un jour, après le départ de son dernier rendez-vous, un patient au doigt en attelle.

« Voilà ce que j’ai construit dans ma vie, a-t-elle conclu. Vous trouverez peut-être que ce n’est pas grand-chose. Mais au niveau médical, ce village n’avait rien de plus proche que l’hôpital de Padang… Une sacrée distance, surtout en bus ou par des routes peu fiables. »

Il y avait la porte d’entrée, par laquelle ses patients arrivaient et repartaient.

Il y avait celle de derrière, robuste et doublée de métal. Le matin, Ina garait sa petite voiture à cellule énergétique sur le parking de terre battue derrière la clinique et entrait par cette porte qu’elle verrouillait en repartant le soir. Cet accès jouxtait la pièce dans laquelle je vivais et j’avais appris à reconnaître le tintement des clefs d’Ina, peu après le premier appel à la prière de la mosquée du village, distante de quatre cents mètres.

La troisième porte, latérale, s’ouvrait au bout d’un petit couloir dans lequel on trouvait aussi les toilettes et une rangée de placards de fournitures. Elle y réceptionnait les livraisons et Eng préférait passer par là pour ses allées et venues.

Eng ressemblait en tout point au portrait qu’en avait dressé Ina : timide mais vif, assez intelligent pour décrocher le diplôme de médecine auquel il rêvait. Ses parents n’étaient pas riches, m’a dit Ina, mais s’il décrochait une bourse, réussissait brillamment sa première année de médecine à la nouvelle université de Padang et trouvait un moyen de financer son doctorat… « Alors, qui sait ? Le village pourrait avoir un autre médecin. C’est comme ça que j’ai fait, moi.

— Vous pensez qu’il reviendrait s’établir ici ?

— Possible. On s’en va, on revient. » Elle a haussé les épaules, comme s’il s’agissait de l’ordre naturel des choses. C’était le cas, pour les Minang : rantau, la tradition d’expédier les jeunes hommes à l’étranger, participait du système de l’adat, le droit et la loi coutumière. L’adat, tout comme l’islam conservateur, avait subi l’érosion des trente dernières années de modernisation, mais battait comme un cœur sous la surface de la vie minang.

On avait averti Eng de ne pas me déranger, mais il a cessé peu à peu de me craindre. Entre deux de mes accès de fièvre, et avec la permission expresse d’Ina, le garçon enrichissait son vocabulaire anglais en m’apportant des aliments qu’il me nommait : silomak, riz gluant, singgang ayam, poulet au curry. Lorsque je lui disais « merci », Eng répondait « pas de quoi ! » avec un sourire qui dévoilait des dents d’un blanc éclatant mais furieusement désordonnées : Ina essayait de convaincre ses parents de lui faire poser un appareil.

Ina vivait avec des membres de sa famille dans une petite maison du village, même si elle dormait ces derniers temps à la clinique dans un cabinet de consultation qui ne pouvait en aucun cas être plus confortable que ma morne cellule. Certains soirs, toutefois, les charges familiales l’en éloignaient : elle notait alors ma température et mon état, m’approvisionnait en eau et en nourriture puis me laissait un pager en cas d’urgence. Je me retrouvais seul jusqu’à ce que sa clé cliquette dans la serrure le lendemain matin.

Mais une nuit, j’ai été tiré d’un rêve aussi frénétique que labyrinthique par le bruit de la porte latérale s’agitant comme si quelqu’un en actionnait la poignée pour tenter de l’ouvrir. Quelqu’un, pas Ina. Ce n’était ni la bonne porte, ni la bonne heure. Ma montre indiquait minuit, soit le début de la partie la plus sombre de la nuit : il devait y avoir toujours quelques villageois traînant dans les warungs locaux, des voitures passant sur la route principale, des camions s’efforçant d’atteindre au matin quelque desa lointaine. Peut-être s’agissait-il d’un patient espérant encore trouver Ina à la clinique. Ou d’un drogué en quête de stupéfiants.