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— Quoi donc ?

— Vous savez. Le SDCV. »

Les médias parlaient du SDCV – alias Syndrome de Déficience Cardio-Vasculaire – depuis quelques mois. Il avait tué des milliers de personnes en Égypte et au Soudan, et on signalait quelques cas en Grèce, en Espagne et dans le sud des États-Unis. Il s’agissait d’une infection bactérienne à évolution lente, potentiellement dangereuse pour les économies du tiers-monde mais curable avec des médicaments modernes. Mme Tuckman n’avait rien à craindre du SDCV, et je le lui ai dit.

« Les gens disent qu’ils nous l’ont lâchée dessus.

— Qui a lâché quoi, Mme Tuckman ?

— La maladie. Les Hypothétiques. Ils nous l’ont lâchée dessus.

— Tout ce que j’ai lu laisse penser que le SDCV nous a été transmis par le bétail. » C’était encore pour l’essentiel une maladie d’ongulés qui décimait régulièrement des troupeaux de bovins dans le nord de l’Afrique.

« Le bétail. Ah. Mais ils ne vous le diraient pas forcément, n’est-ce pas ? Je veux dire, ils ne viendraient pas l’annoncer dans les journaux.

— Le SDCV est une maladie aiguë. Si vous l’aviez, vous seriez déjà hospitalisée. Votre pouls est normal et tout va bien du côté cardiaque. »

Elle ne semblait pas convaincue. J’ai fini par lui prescrire un autre anxiolytique – à la base, du Xanax avec une chaîne latérale moléculaire différente – en espérant que ce nouveau médicament, ne serait-ce que par son nom, aurait de l’effet. Mme Tuckman est sortie apaisée, la main serrée sur l’ordonnance comme sur un parchemin sacré.

Je me suis senti inutile et un peu malhonnête.

Mais l’état de Mme Tuckman n’avait rien d’unique. Le monde entier se rongeait les sangs d’angoisse. Ce qui avait à un moment semblé notre meilleure carte à jouer pour assurer notre survie, la terraformation et la colonisation de Mars, avait abouti à l’impuissance et l’incertitude. Cela nous laissait sans autre avenir que le Spin. L’économie globale avait commencé à osciller, consommateurs et nations accumulant des dettes qu’ils espéraient ne jamais avoir à rembourser, tandis que les créanciers thésaurisaient et que les taux d’intérêt grimpaient en flèche. Religiosité extrême et criminalité brutale avaient augmenté de conserve, aux États-Unis et à l’étranger. Les effets se révélaient particulièrement dévastateurs dans les nations du tiers-monde, où l’effondrement des monnaies et la famine récurrente contribuaient à un renouveau des mouvements marxistes et islamistes militants jusqu’alors en sommeil.

La tangente psychologique n’était pas difficile à comprendre. La violence non plus. Beaucoup de gens nourrissaient des griefs, mais seuls ceux ayant perdu foi en l’avenir risquaient de se présenter sur leur lieu de travail armés de fusils automatiques et munis d’une liste de cibles. Les Hypothétiques, qu’ils l’aient voulu ou pas, avaient précisément incubé ce genre de désespoir terminal. Les gens au mécontentement suicidaire étaient légion, et considéraient comme leurs ennemis tous les Américains, Britanniques, Canadiens, Danois, etc., ou, à l’inverse, tous les musulmans, individus à peau foncée, non anglophones, immigrants ; tous les catholiques, fondamentalistes, athées ; tous les libéraux, tous les conservateurs… Pour ces gens-là, un lynchage ou un suicide à la bombe, une fatwa ou un pogrom représentaient l’acte de lucidité morale parfait. Et ils prospéraient, désormais, montant comme des étoiles sombres au-dessus d’un paysage terminal.

Nous vivions des temps dangereux. Mme Tuckman ne l’ignorait pas, et tout le Xanax du monde n’aurait pu la convaincre du contraire.

Pour déjeuner, je me suis attablé au fond de la cafétéria du personnel, où j’ai siroté un café en regardant la pluie tomber sur le parking avant de survoler le magazine donné par Molly.

S’il y avait une science appelée spinologie, commençait l’article, Jason Lawton en serait le Newton, l’Einstein, le Stephen Hawking.

C’était ce qu’E.D. avait toujours encouragé la presse à dire et ce que Jase avait toujours craint d’entendre.

Des relevés radiologiques aux études de perméabilité, de la science pure et dure au débat philosophique, il n’y a guère de domaines dans l’étude du Spin que ses idées n’aient touchés et transformés. Ses publications sont nombreuses et souvent citées. Sa présence transforme aussitôt de somnolentes conférences académiques en événements médiatiques. Et en tant que directeur de la Fondation Périhélie, il a pesé d’un poids important sur la politique aérospatiale américaine et mondiale dans l’ère du Spin.

Mais les véritables exploits de Jason Lawton – et l’occasionnel battage publicitaire autour de sa personne – font facilement oublier que Périhélie a été fondée par son père, Edward Dean (E.D.) Lawton, qui reste une figure éminente du comité de pilotage et du cabinet présidentiel. Et l’image publique du fils, avancent certains, est aussi la création du plus mystérieux, tout aussi influent, et beaucoup moins public E.D.

L’article poursuivait en détaillant le début de carrière d’E.D. : le succès écrasant dans les télécommunications par aérostats suite au Spin, son adoption virtuelle par trois gouvernements successifs, la création de la Fondation Périhélie.

Au départ groupe d’experts et lobby industriel, Périhélie a fini par être transformée en agence du gouvernement fédéral chargée de concevoir des missions spatiales en relation avec le Spin et coordonner le travail de dizaines d’universités, d’instituts de recherches et de centres de la NASA. En fait, le déclin de « la vieille NASA » est lié à l’ascension de Périhélie. Il y a dix ans, la relation a été formalisée et Périhélie, subtilement réorganisée, a été officiellement annexée à la NASA en tant que corps consultatif. En réalité, nous disent nos sources internes, c’est la NASA qui a été annexée à Périhélie. Et tandis que le jeune prodige Jason Lawton charmait la presse, son père continuait à tirer les ficelles.

L’article s’interrogeait ensuite sur la longue relation entre E.D. et l’administration Garland, sous-entendant un scandale potentiel : certains ensembles d’instruments auraient été fabriqués à plusieurs millions de dollars pièce par une petite firme de Pasadena dirigée par un vieux copain d’E.D., alors même que Ball Aerospace avait fait une proposition moins chère.

Nous connaissions une période électorale durant laquelle les deux grands partis avaient généré des factions radicales. Garland, du parti républicain réformé, se voyait régulièrement critiqué par le magazine et avait déjà effectué deux mandats. Son vice-président et successeur désigné, Preston Lomax, dépassait son opposant dans les derniers sondages. Le « scandale » n’en était pas vraiment un. La proposition moins-disante de Ball Aerospace portait sur un appareil moins efficace de sa conception : les ingénieurs de Pasadena avaient intégré davantage d’instruments à volume et poids équivalents.

C’est ce que j’ai dit à Molly quand nous avons dîné au Champs, à un kilomètre et demi de Périhélie. Il n’y avait rien de vraiment nouveau dans cet article. Les insinuations en étaient plus politiques que substantielles.

« Quelle importance qu’ils aient raison ou pas ? a demandé Molly. Ce qui compte, c’est la manière dont ils parlent de nous. Tout à coup, rien de plus normal qu’un grand média s’en prenne à Périhélie. »