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Dans ce magazine, un éditorial avait décrit le projet Mars comme « le pire gâchis de l’Histoire, tout aussi coûteux financièrement qu’en vies humaines, un monument à la capacité humaine à profiter d’une catastrophe globale pour s’enrichir ». L’éditorialiste écrivait les discours du parti conservateur chrétien. « Ce torchon appartient au PCC, Molly. Tout le monde le sait.

— Ils veulent nous faire fermer.

— Ils n’y arriveront pas. Même si Lomax perd les élections. Même si on nous réduit aux missions de surveillance, nous sommes le seul œil que le pays garde sur le Spin.

— Cela ne signifie pas pour autant que nous ne serons pas tous virés et remplacés.

— Ce n’est pas si terrible. »

Elle n’a pas eu l’air convaincue.

Molly était l’infirmière/réceptionniste dont j’avais hérité du Dr Kœnig à mon arrivée à Périhélie. Pendant la plus grande partie de ces cinq années, elle s’était comportée au bureau comme une pièce de mobilier polie, professionnelle et efficace. Nous n’avions guère échangé davantage que les plaisanteries habituelles, grâce auxquelles j’avais appris que c’était une célibataire de trois ans de moins que moi vivant loin de l’océan dans un immeuble sans ascenseur. Elle n’avait jamais semblé particulièrement loquace, aussi l’avais-je supposée peu bavarde.

Puis, un jeudi soir, moins d’un mois auparavant, alors qu’elle prenait son sac à main pour rentrer chez elle, Molly s’était tournée vers moi en me proposant de dîner avec elle. Pourquoi ? « Parce que j’en ai assez d’attendre que vous me le proposiez. Alors ? Oui ? Non ? »

Oui.

Molly s’est révélée une femme spirituelle, maligne, cynique, et de meilleure compagnie que je ne m’y attendais. Nous partagions des repas au Champs depuis maintenant trois semaines. Nous en appréciions le menu (sans prétentions) et l’atmosphère (estudiantine). J’ai souvent trouvé Molly resplendissante dans ce box en vinyle du Champs, qu’elle embellissait de sa présence, auquel elle conférait une certaine dignité. Elle avait de longs cheveux blonds, rendus ce soir-là flasques par la forte humidité. Le vert de ses yeux, bien qu’obtenu délibérément par le port de lentilles de contact colorées, lui allait bien.

« Tu as lu l’encadré ?

— J’y ai jeté un coup d’œil. » Ledit encadré mettait en contraste les succès professionnels de Jason et sa vie privée, inexistante ou impénétrable. Selon ses relations, son logement est aussi peu encombré que sa vie sentimentale. Aucune rumeur ne lui a jamais attribué de fiancée, petite amie ou conjoint d’un sexe quelconque. On en retire l’impression d’un homme non seulement marié avec ses idées mais presque pathologiquement dévoué à elles. Et de bien des manières, Jason Lawton, comme Périhélie elle-même, reste sous l’influence étouffante de son père. Malgré tous ses succès, il lui reste à émerger en tant qu’homme indépendant.

« Au moins, cette partie-là sonne juste, a lancé Molly.

— Vraiment ? Jason peut être un peu égocentrique, mais…

— Il traverse l’accueil comme si je n’existais pas. Je veux dire, ça n’a pas vraiment d’importance, mais on ne peut pas dire que ce soit chaleureux. Comment se déroule son traitement ?

— Je ne lui fais suivre aucun traitement, Molly. » Elle avait vu le dossier de Jason, mais je n’y avais rien fait figurer concernant sa SEP. « Il vient pour discuter.

— Ben voyons. Et il vient parfois discuter presque en boitant. Non, tu n’as pas à m’en parler. Mais je ne suis pas aveugle, je te signale. De toute manière, il est à Washington, en ce moment, pas vrai ? »

Il y passait davantage de temps qu’en Floride. « Il y a beaucoup de discussions en cours. Les gens se positionnent pour après les élections.

— Il se mijote donc quelque chose.

— Il se mijote toujours quelque chose.

— Au sujet de Périhélie, je veux dire. Le personnel de support a des indices. Par exemple, tu veux savoir un truc étrange ? On vient juste d’acheter quelques hectares de terrain à l’ouest de la clôture. Je tiens ça de Tim Chesley, le transcripteur des ressources humaines. Il paraît qu’on aura la visite de géomètres la semaine prochaine.

— Pour quoi faire ?

— Personne ne le sait. Peut-être pour s’agrandir. Ou peut-être qu’on nous transforme en centre commercial. »

C’était la première fois que j’en entendais parler.

« Tu es hors du coup, a dit Molly avec le sourire. Il te faut des contacts. Comme moi. »

Après le dîner, nous nous sommes retirés chez Molly, où j’ai passé la nuit.

Je ne décrirai pas ici les gestes, regards et contacts par lesquels nous avons négocié notre intimité. Non par pudibonderie mais parce que j’en ai apparemment perdu le souvenir. Perdu dans le temps, dans la reconstruction. Et, oui, l’ironie ne m’échappe pas. Je peux citer l’article de presse dont nous avons discuté et vous dire ce que Molly a mangé ce soir-là au Champs… mais tout ce qu’il reste de nos ébats amoureux se réduit à un cliché mental passé : une pièce à l’éclairage tamisé, une brise humide agitant des fuseaux de tissu devant la fenêtre ouverte, ses yeux verts tout près des miens.

Moins d’un mois plus tard, Jase de retour à Périhélie arpentait les couloirs comme infusé d’une étrange énergie nouvelle.

Il avait amené avec lui une armée d’agents de sécurité, des gens vêtus de noir et d’origine incertaine mais qu’on pensait représenter le ministère des Finances. Eux-mêmes suivis par des petits bataillons d’entrepreneurs et géomètres qui encombraient les couloirs et refusaient de parler au personnel. Molly me tenait au courant des rumeurs : le complexe allait être rasé, il allait être agrandi, on allait tous nous licencier, on allait tous nous augmenter. En bref, il se tramait quelque chose.

Pendant presque une semaine, Jason ne m’a donné aucune nouvelle. Puis, par un jeudi après-midi plutôt calme, il m’a bipé dans mon bureau pour me demander de monter au premier étage. « Je veux te présenter quelqu’un. »

Avant d’atteindre l’escalier désormais très surveillé, je me suis retrouvé entouré d’une escorte de gardes armés munis de badges d’accès universel qui m’ont conduit à une salle de réunion à l’étage. De toute évidence, il ne s’agissait pas d’un bonjour en passant, mais d’une plongée dans les affaires de Périhélie, desquelles je n’aurais pas dû être instruit. Il semblait bien qu’une fois encore, Jason avait décidé de partager des secrets. Ce qui n’allait jamais sans inconvénients. J’ai inspiré à fond et je suis entré.

Dans la salle, j’ai trouvé une table en acajou, six chaises luxueuses et deux hommes.

L’un était Jason.

On aurait pu prendre l’autre pour un enfant. Un enfant horriblement brûlé et en besoin urgent d’une greffe de peau : telle a été ma première impression. Cet individu d’environ 1,50 m se tenait dans un coin de la pièce. Vêtu d’un jean et d’un T-shirt blanc en coton, il avait des épaules larges, de grands yeux injectés de sang, et des bras qui semblaient un peu trop longs pour son torse abrégé.

Mais le plus surprenant était sa peau, terne, gris cendre, et sans le moindre poil. Elle n’était pas ridée de la manière conventionnelle – flasque comme celle d’un chien limier – mais d’une texture épaisse, sillonnée, comme l’écorce d’un cantaloup.

Le petit homme s’est approché de moi, la main tendue. Une petite main ridée au bout d’un long bras ridé. Je l’ai serrée avec hésitation. Des doigts de momie, ai-je pensé. Mais charnus, dodus, comme les feuilles d’une plante du désert, comme si j’agrippais une poignée d’aloès et la sentais m’agripper en retour. La créature a souri.